Comprendre l’addiction pour guérir d’un trouble alimentaire

Souvent, après une thérapie individuelle classique, on croit avoir compris le pourquoi de son addiction alimentaire. Et si malgré les évidences apparentes le problème était tout autre ?

La difficulté d’admettre qu’on souffre de trouble alimentaire

C’est en général assez rare qu’une addiction alimentaire sévère (1) se déclenche dans la seconde moitié de la vie, mais c’était le cas pour Jeanne. A quarante ans, face à sa maigreur, une amie lui dit : « Jeanne tu es anorexique ». Elle a mis très longtemps à l’admettre. S’en sont suivies deux hospitalisations et une psychothérapie individuelle au cours de laquelle elle a fait une relation avec la peur de vieillir et de mourir.

Tout a commencé selon elle lorsqu’elle a visité un camp de concentration et l’endroit où on brûlait les corps. Elle en a ressenti un énorme choc au point que, bien qu’elle soit catholique, elle a laissé tomber la religion et ne souhaitait plus qu’on lui parle de Dieu.

Et puis elle ressentait douloureuses le temps qui passe.  A quarante-cinq ans, ses deux filles adolescentes, s’éloignant chacune vers sa propre vie, elle se sentait perdue. C’est à ce moment-là qu’elle situe le besoin de contrôler sa nourriture.

De l’anorexie à la boulimie

À la suite de son hospitalisation, elle a « insidieusement », dit-elle, basculé dans la boulimie. Selon elle c’est le décès de son frère ainé, emporté par un cancer en un an, qui réactive sa peur de vieillir et de mourir. Elle avait connu la peur de mourir pour la première fois très jeune, lorsque son autre frère, d’un an plus âgé, s’est noyé à neuf ans.

Suite à la reprise de poids due à l’hospitalisation, son amie la pensait alors guérie. « Quand on est anorexique, » dit Jeanne, « ça se voit. Mais quand on est boulimique ça ne se voit pas nécessairement. Pourtant je souffrais beaucoup plus en étant boulimique qu’en étant anorexique !»

Si elle avait pu choisir, elle aurait préféré rester anorexique, malgré le danger que représentait son extrême maigreur. Au moins, au travers du contrôle de la nourriture, elle avait la sensation de contrôler sa vie. Maintenant avec la boulimie « c’est le bordel intégral ». Elle ne gère plus rien et se retrouve émotionnellement démunie.

Ainsi, si les troubles du comportement alimentaire commencent en général vers l’adolescence, souvent à la suite d’un régime alimentaire, quelque fois ils peuvent se déclarer à un âge adulte, à la suite d’un divorce, d’un échec professionnel, du décès d’un proche… comme c’est le cas pour Jeanne.

Il arrive aussi de rencontrer des personnes qui disent que déjà dans l’enfance elles éprouvaient le besoin de manger beaucoup et tout le temps. Dans le documentaire « Boulimie et Thérapie (2) » (3)que j’ai réalisé en 1995, une jeune fille interviewée expliquait que, n’ayant pas d’argent, elle se gavait de croquettes pour chien.

Les évènements déclenchants du trouble alimentaire

Quand on écoute parler les personnes qui ont une addiction alimentaire, les symptômes sont parfois différents, selon les unes ou les autres et n’apparaissent pas de la même façon, ni pour les mêmes raisons. Mais toutes, ayant besoin d’une explication rationnelle, ont tendance à prendre l’événement déclenchant pour la cause de leur addiction : « c’est parce que j’ai subi des attouchements… », « c’est parce qu’un garçon m’a dit que j’avais de grosses cuisses… », « c’est quand j’ai dû quitter ma famille pour un campus universitaire… », « c’est parce que j’ai souffert de l’absence de mon père… » « c’est parce que ma mère était froide et ne m’a jamais pris(e) dans ses bras… », « c’est parce que mon travail ne m’intéresse pas… », « c’est parce que je suis célibataire… », « c’est parce que ma vie m’ennuie… »…

Jeanne, elle, tient donc pour responsables de sa boulimie sa peur de la mort suite aux événements familiaux dramatiques qu’elle a vécus au cours de sa vie et sa peur de vieillir suite à son intolérance au vide laissé par ses grandes filles quittant le nid familial. C’est ce que son parcours psychothérapeutique classique l’a amené à élaborer de plus logique jusqu’à présent.

Mais la logique du « bon sens » n’est pas la logique de l’inconscient.

Ce qu’en disait S.Freud.

Grâce à Freud, nous savons qu’il ne faut pas prendre l’effet pour la cause. Le fondateur de la psychanalyse expliquait que tout se passe dans l’enfance et particulièrement dans la phase du « complexe d’œdipe » : le garçon, de son côté, ne pouvant posséder sa mère, refoule ses désirs, menacé par le fantasme d’être castré et tué par son père. « Le complexe d’œdipe », qui est pour Freud la phase essentielle d’individuation de la personne, transforme ces désirs en quelque chose de symboliquement équivalent : puisque sa mère ne peut pas lui appartenir, il va devenir le maître du monde, en impressionnant la maîtresse par sa bonne conduite ou ses camarades en faisant le pitre ou simplement au travers de ses rêves éveillés. La petite fille, quant à elle, avec ses poupées, va jouer à être encore plus aimante que sa mère, dans l’espoir de prendre la place de maman dans le cœur de son père. Quand l’enfant n’a pas la ressource de ces transformations symbolique, il y a dépression.

Depuis Freud, on observe en clinique que les choses ne se sont pas nécessairement déroulées au moment de l’«œdipe ». La première enfance joue un rôle très important dans la maturation psychologique. Si elle s’est bien passée pour le nourrisson, c’est-à-dire s’il l’a réellement bien vécue, les évènements traumatisants ultérieurs ne seront pas déterminants sur son devenir. Par contre, s’il a psychiquement souffert (cela peut arriver même quand les parents ont fait de leur mieux), les évènements traumatisants ultérieurs peuvent perturber plus que de raison sa vie affective.

Ce qu’en disent les neurosciences aujourd’hui

Je ne saurais trop vous conseiller d’écouter sur youtube la conférence du docteur Catherine Guégen (3) pédiatre et chercheur en neuroscience, au sujet de son livre « pour une enfance heureuse » qui explique l’apport des neurosciences affectives dans la compréhension du développement de l’enfant. Il s’agit d’une véritable révolution qui provient en majeure partie de chercheurs américains.

L’interview récente de Boris Cyrulnik, revisite son concept de « résilience » à la lumière de ces nouvelles avancées scientifiques. Son explication est limpide et je vous invite à la regarder dans la vidéo du mois https://youtu.be/O9ugzdoc5JQ. Il y a résilience lorsque le cerveau du bébé n’a pas été endommagé par un stress environnemental ou physiologique. Chez le nourrisson, un stress important peut ne pas se voir et néanmoins avoir une incidence beaucoup plus tard sur sa vie d’adulte.

De la théorie à la clinique en psychothérapie de groupe (4)

Il est très difficile de savoir si, en dépit des apparences, notre cerveau a souffert quand nous étions bébé, ou si nos difficultés commencent au moment de l’« œdipe ». Selon mon expérience, dans le cas de l’addiction alimentaire sévère, contrairement à d’autres addictions (pour lesquelles ce n’est pas toujours le cas), et en observant les personnes boulimiques anorexiques ou hyperphagiques qui participent aux groupes de thérapie et dont la vie affective me paraît être celle d’un tout petit bébé, j’opterais pour un problème dans la toute petite enfance.

Comme les bébés, les personnes qui ont une addiction alimentaire sévère ont besoin d’être au centre du monde. Elle veulent être aimées d’emblée inconditionnellement. Elles passent du rire au drame en très peu de temps. Il faut leur montrer énormément d’attention et d’écoute pour qu’elles se sentent sécurisées. Pour un rien elles ont l’impression d’être abandonnées…

Derrière une peur obsessionnelle de mourir…

La peur de mourir et de vieillir évoquée par Jeanne, et qui selon elle aurait déclenché son anorexie à l’âge adulte à la suite de la visite d’un camp de concentration, puis sa boulimie à la suite du décès de son frère et du départ de ses filles, pourraient selon moi être attribuées à une cause bien plus ancienne. Je pense à une fragilité affective du tout premier âge, qu’il conviendrait de rechercher, et qui, si c’est la cas, ne lui aurait pas permis de surmonter les évènements traumatisants survenus pour elle après l’âge de quarante ans.  Ces carences liées à son tout premier âge, masquées par une vie qui lui semblait jusque-là bien remplie, se mettent alors tout à coup à révéler chez elle une faille importante dans la construction de sa personnalité. Se sentant inachevée derrière une façade destinée à donner le change, elle se serait ainsi construite pour les autres et non pour elle, en s’oubliant elle-même. Il se peut en effet que sa personnalité véritable ne soit pas encore achevée.

… un besoin de vivre enfin ?

Cela réveille chez moi un souvenir du temps où j’étais moi aussi en thérapie de groupe et où j’évoquais ma peur de mourir que je ressentais quasiment en permanence à cette époque. Richard Erskine (5), un psychothérapeute américain, m’a suggéré que souvent, les gens qui ont peur de mourir, sont des gens qui ne sont pas encore vraiment en vie.

Son hypothèse a fait tilt. Et s’il avait raison ? Me suffisait-il alors de travailler à me construire une vie qui me plaise pour que je n’aie plus peur de la mort en permanence ?

La suite allait lui donner raison. En devenant moi-même c’est-à-dire en m’affirmant dans mes goût et mes choix au quotidien, aussi futiles fussent ils, sans me laisser influencer par les propos « raisonnables » des uns et des autres, mais sans les imposer en force non plus, en écoutant mes envies, j’ai en effet fini par me sentir en vie et par ne plus avoir peur de vieillir. Et aujourd’hui, malgré mon âge, je n’ai étonnamment plus peur de la mort.

La peur obsessionnelle de la mort sera-t-elle liée à un besoin désespéré de vivre enfin ?

Comprendre les mécanismes de l’addiction alimentaire dépasse souvent les explications superficielles. Tandis que de nombreuses personnes tentent de rationaliser leurs comportements alimentaires compulsifs en les reliant à des événements déclencheurs apparents dans leur vie, une exploration plus profonde révèle souvent des origines bien plus complexes et enfouies.

L’histoire de Jeanne illustre cette complexité. Initialement confrontée à l’anorexie, elle a basculé dans la boulimie après le décès de son frère et le départ de ses filles. Ces événements semblent être les catalyseurs évidents de ses troubles alimentaires. Cependant, plonger dans sa psyché révèle des blessures bien plus anciennes, remontant à son enfance. Les théories de Freud sur le complexe d’Œdipe et les avancées récentes des neurosciences nous incitent à explorer les premières années de la vie pour comprendre pleinement les motivations et les peurs qui sous-tendent ces comportements compulsifs.

La notion de « résilience » prend un nouvel éclairage à la lumière de ces découvertes. L’absence de dommages cérébraux durant les premières années de vie semble jouer un rôle crucial dans la capacité à faire face aux stress ultérieurs. Pourtant, les traumas précoces peuvent demeurer enfouis, influençant subtilement les choix et les réactions à l’âge adulte.

En explorant les séances de thérapie de groupe, il devient évident que les personnes souffrant d’addiction alimentaire sévère cherchent souvent à combler des besoins émotionnels non satisfaits depuis leur petite enfance. Ces individus réclament une attention constante et l’affection inconditionnelle qu’ils n’ont peut-être pas reçues dans leurs premières années de vie.

La peur obsessionnelle de la mort chez de nombreuses personnes souffrant de ces troubles pourrait en fait être une manifestation d’un désir désespéré de vivre pleinement. En se confrontant à leurs véritables désirs et en s’engageant dans une vie qui leur correspond, ces individus peuvent progressivement surmonter leurs peurs et leurs compulsions alimentaires.

Ainsi, une approche centrée sur le présent qui fait remonter à la surface les premières expériences de vie (dépendance, frustrations, besoin d’être au centre de l’attention) semble être la voie à suivre pour acquérir une identité à soi et s’ajuster à la réalité du présent en respectant ses élans sans ressentir le besoin d’être au centre de l’attention semble être la voie la plus directe pour guérir efficacement des troubles alimentaires. Seule une compréhension approfondie peut libérer les individus de l’emprise de leurs addictions et les aider à trouver une véritable paix intérieure.


 (1) Par « addiction sévère » il faut entendre une obsession qui empêche de s’impliquer réellement dans les actes de la vie. Elle peut ne pas empêcher une vie scolaire, professionnelle, maritale, parentale, de l’extérieur on peut ne rien voir, mais elle capture les pensées de la personne au point qu’elle n’est jamais vraiment tout à fait présente à ce qu’elle fait.

 (3)https://youtu.be/DvcJtn7ZCfU

(4) Je ne parle pas de groupe de parole mais de thérapie de groupe centrée sur construction de l’identité

 (5) Richard Erskine est une figure de l’analyse transactionnelle, fondateur de la psychothérapie intégrative

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