Boulimie: où est ma place face à l’autre ?
En thérapie, je n’ai rien d’intéressant à dire… ». C’est une phrase que les psy entendent souvent des personnes boulimiques anorexiques.
En thérapie, je n’ai rien d’intéressant à dire… ». C’est une phrase que les psy entendent souvent des personnes boulimiques anorexiques. Elles sont tellement à côté de leur vie, soit parce qu’elles ne réussissent pas à faire autre chose que manger, soit parce que — même lorsqu’elles se forcent à avoir des activités— elles font les choses d’une manière mécanique. Quand elles réussissent leurs études, leur profession, leur vie de famille, alors même que pour les autres leur vie peut sembler des plus excitantes, elles n’en sont pas fières, un peu comme si c’était leur moi « social » qui faisait les choses, tandis que leur moi « profond » resterait totalement inexistant.
Rien n’a de valeur quand on se sent vide
J’ai connu une jeune femme passionnée par une danse africaine. Elle était blonde, douce, plutôt effacée. Elle n’a pourtant pas hésité à traverser des forêts africaines, toute seule, de village en village, pour découvrir chez les tribus vaudous la danse qu’elle aimait et qui était le sujet de son mémoire de master d’ethnologie. Quand je lui dis combien je trouvai son parcours extraordinaire, elle me répondit que c’était à la portée de tout le monde.
J’ai connu une autre jeune femme qui était psychiatre, neurochirurgien et qui a finalement décidé de recommencer ses études pour devenir pilote de ligne. Elle réussit sans difficultés. Je lui dis mon admiration. Elle me répondit : « Bah, les études, c’est tout ce que je sais faire ! »
Je me souviens d’une femme française qui s’était mariée avec un chinois et avait vécu dix-sept ans en Chine. Elle quitta son mari, rentra sans un sou avec leurs deux enfants, prit un travail de réceptionniste dans un hôtel à Paris, finit par acheter l’hôtel, puis un second, les vendit juste avant la chute de l’immobilier et devînt riche. Me voyant épatée, elle me dit, « Tu sais, ça c’est rien : j’ai le sens des affaires c’est tout, mais ce n’est pas ça qui est important.»
Pas de pilote dans l’avion?
Le Docteur Stephanie Montavon, Pychiatre au CHU de Brest-Bohars observe : quand on interroge les personnes boulimiques anorexiques sur ce qu’elles ressentent « on se heurte à un vide impressionnant et notamment une difficulté, voir une incapacité à exprimer quelque chose de l’émotion. Dire comment elles se sentent leur est très compliqué. Ce n’est pas une mauvaise volonté, c’est vraiment une incapacité à ressentir… ».
En réalité, si en séance individuelle de thérapie elles ont beaucoup de mal à contacter leur ressenti, par contre dans un groupe, interpelées par quelque chose qui les dérange, leur plaît ou leur « parle », elles peuvent réagir avec émotion.
J’ai du mal à m’affirmer
Un jour, au début d’un groupe de thérapie, la thérapeute demande si quelqu’un a quelque chose à dire concernant le mois qui s’est écoulé. Une jeune femme lève la main.
– « Moi j’ai remarqué que lorsque je suis avec un groupe d’amis, je suis complètement perdue, je prends très peu la parole, j’ai du mal à m’affirmer. »
– Oui, dit la psy, vous faites partie des gens qui ont du mal à s’affirmer. Dans ce groupe, d’autres réussissent peut-être facilement. Qui, ici, n’a pas peur de prendre la parole ?
– « Ca dépend dans quelle situation », dit une jeune femme.
– C’est vrai, mais en ce qui vous concerne, vous venez de prendre la parole facilement. Il semble que vous, vous n’ayez pas de difficulté à vous affirmer. Et vous ? demande la psy en désignant une autre personne du groupe.
– Moi, j’intériorise beaucoup et j’exprime peu.
J’ai tendance à écraser les autres
– « Vous, » demande la psy, encore à une autre personne, « vous êtes plutôt effacée non?
– « Ça dépend. Je peux soit ne rien dire du tout, soit parler beaucoup trop. »
– « Parler trop pour remplir les vides ? »
– Je ne sais pas. C’est juste que, parfois, je parle trop et j’ai l’impression d’écraser les autres.
– Vous ne laissez pas à l’autre l’espace d’exister ?
– Oui, j’ai l’impression que j’ai souvent des conflits d’espace avec les gens. Je ressens souvent comme une lutte de pouvoir. C’est jamais simple, moi et les autres. C’est un peu toujours la bagarre, une sorte de compétition.
– En fait, c’est comme si vous et les autres vous étiez dans le même espace ?
– C’est le cas dit répond la jeune femme.
La psy explique alors que les gens équilibrés n’ont pas de conflit d’espace parce qu’ils savent prendre l’espace dont ils ont besoin, sans pour autant aspirer celui de l’autre (sauf quand l’espace de vie est trop restreint. Elle parle des poissons de Konrad Lorenz qui deviennent agressifs quand on les met dans un aquarium trop petit alors qu’ils n’ont aucun problème dans un bocal plus grand. (cf. « l’Agression » de Konrad Lorenz, ed. Flammarion).
Vous, conclut la psy, c’est comme si vous viviez avec les gens dans une seule bulle trop petite, alors qu’en réalité chacun est dans sa propre bulle.
Je me sens vite envahie
Dans le même registre une femme de 30 ans m’appelle cette après-midi pour me dire que sa mère est venue la voir sans la prévenir. Comme elle n’avait pas envie de la rencontrer, elle n’a pas répondu au coup de sonnette. Sa mère est alors allée voir le concierge pour demander où était sa fille… La jeune femme est indignée, oppressée et trouve que sa mère lui a manqué de respect. Je lui dis que son oppression montre qu’elle n’a pas « coupé le cordon ». Sans doutes sa mère n’aurait pas dû venir sans prévenir, ni aller voir le concierge. Sans doute, sa mère elle-même est « fusionnelle ». Mais, si elle, elle était autonome, elle ne devrait pas se sentir agressée.
On retrouve le même cas de figure chez cette charmante femme de cinquante ans, qui me disait que sa mère venait de la culpabiliser quand avait adopté un second chien. Je lui demandai comment sa mère s’y était prise pour la culpabiliser. Elle me dit qu’elle lui avait tenu des propos du genre : « tu te rends compte, tu te compliques la vie, t’en avais déjà un, etc. etc…» Est-il vraiment nécessaire qu’à cinquante ans elle se laisse encore culpabiliser par les propos de sa mère, même si sa mère a peut-être eu la maladresse de la culpabiliser depuis sa naissance? Sommes-nous obligés de rester dans la dépendance pour garder un côté enfant ? N’avons-nous pas la possibilité d’être ce que Eric Berne, le père de l’analyse transactionnelle, appelait un « enfant libre », adulte en même temps, ni effacé, ni envahissant ?
La question vaut la peine d’être posée puisque la psychothérapie d’aujourd’hui s’oriente vers l’idée que le bonheur, la légèreté de vivre, proviennent du confort que l’on peut ressentir en s’appuyant sur soi-même. (François Lelord et Christophe André dans « L’Estime de soi » aux editions Odile Jacob.).
Quant à sa place, on la conquiert à chaque instant.
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