Nos certitudes nous trompent souvent

De Platon à Derrida, en passant par Descartes et tant d’autres, les philosophes se sont toujours méfiés des certitudes et n’ont eu de cesse de remettre en question les valeurs fondamentales sur lesquelles nous nous appuyons. Mais la philosophie ne doit-elle rester qu’une activité d’érudit et d’élite ?

Que faire des certitudes qui conditionnent notre vie de tous les jours, à nous, communs des mortels, qui nous induisent en erreur alors que nous pensons bien faire et qui, au final, nous compliquent la vie au point de nous occasionner parfois de longues souffrances inutiles

Selon Epicure, nous avons besoin, pour être heureux, de faire de la philosophie au quotidien, c’est-à-dire de réfléchir à ce que nous faisons et à ce que nous pensons. « Dire qu’il est trop tôt ou trop tard pour faire de la philosophie, cela revient à dire que l’heure d’être heureux n’est pas venue encore ou qu’elle est déjà passée. » écrivait-il.

Les personnes qui ont une dépendance affective s’efforcent généralement de coller au comportement que leurs proches attendent d’elles. Elles préfèrent s’imposer un rythme de vie qui ne leur convient pas plutôt que de décevoir les attentes de ceux avec qui elles sont émotionnellement impliquées…

Fûtée, décontractée, elle se faisait confiance

Se sachant dotée d’une aisance manifeste, d’une intelligence évidente et d’un sens développé des affaires, Marie-Pierre ne doute plus d’elle-même. Partie en Chine se marier avec un chinois dont elle a réussi à divorcer dans des conditions très difficiles (les lois chinoises dans les divorces sont peu en faveur des femmes), revenue en France dix ans après, sans le sou, avec leurs deux enfants, elle ne tarde pas à se construire une situation confortable en devenant gérante d’une entreprise. Son sens du discernement lui permet de réussir à peu près tout ce qu’elle entreprend. Parallèlement, sur un plan plus personnel, elle cultive sa légèreté et sait ne pas se rendre malheureuse avec des broutilles. Par exemple, bien qu’elle soit encore boulimique vomisseuse, elle ne culpabilise plus : pour elle, la boulimie est encore un mal nécessaire et apaisant qui l’aide à se ressourcer lorsqu’elle accumule trop de tensions. Futée, décontractée, elle se fait confiance, maîtrise parfaitement son destin et entreprend une thérapie dans le but de développer des ressources qui lui permettront de ne plus avoir besoin de s’apaiser avec la nourriture.

Marie-Pierre ne se doutait pas que la thérapie allait remettre en question ses croyances les plus basiques, notamment celle, évoquée plus haut, concernant l’amour. Selon elle, quand cela se passait mal avec les hommes qu’elle avait rencontrés ou les personnes de sa vie qui lui étaient très proches, c’était toujours à cause de l’autre. Elle faisait plein d’efforts pour lui faire plaisir, le rendre heureux et au final elle avait le sentiment de toujours se faire bouffer.

Pourtant elle se « sabotait » sans le savoir

En fait il allait vite s’avérer que malgré ses trente-huit ans et sa capacité de mener sa vie sociale avec brio, Marie-Pierre sabotait elle-même systématiquement ses relations affectives. Selon elle, persuadée qu’il faut toujours être d’accord sur tout pour vivre harmonieusement ensemble, l’amour, c’est partager les mêmes choses au même moment et faire toutes les concessions qui s’imposent pour y parvenir.

Ainsi, au cours d’une séance de thérapie où elle évoqua la visite de sa mère à Paris, elle allait découvrir la manière dont elle, Marie-Pierre, s’y prenait pour gâcher sa relation adulte à sa mère mais aussi ses relations affectives en général.

Elle aurait voulu que sa mère la comprenne

– « Ma mère arrive ce soir. Elle va rester quinze jours à la maison et je sais que mon rythme va être profondément perturbé par son rythme à elle. ».

– « Votre appartement est petit? demande le psy » !

« Ce n’est pas une question d’espace », dit-elle. « Il y a de l’espace. Mais nous n’avons pas les mêmes horaires ni le même style de vie. Je suis bordélique, l’appartement est bordélique, mes enfants sont bordéliques et ma mère ne l’est pas du tout… ».

– « Elle n’aura pas sa chambre à elle? » demande encore le psy.

– « Elle aura sa chambre à elle. Une chambre impeccable d’ailleurs ! »

– « Alors en quoi cela peut-il la déranger que l’appartement soit bordélique? En quoi vos rythmes différents sont-ils gênants? « 

– « Je pense qu’elle va se faire du souci de nous voir vivre comme ça. »»

« Soit », dit le psy, « elle va se faire du souci. Mais en quoi cela va-t-il (je reprends vos paroles) perturber votre rythme profondément?».

… qu’elle soit contente.

Marie-Pierre réfléchit et dit :« Je l’aime et ça m’ennuie qu’elle soit contrariée. J’ai envie de lui faire plaisir. Hier soir, mes enfants et moi avons rangé l’appartement aussi bien que nous avons pu jusqu’à ce que nous en ayons marre. Le résultat n’était pas parfait, mais je me suis dit qu’après-tout sa chambre à elle est « nickel »… » Marie-Pierre prend un temps d’arrêt et ajoute : « Je vais lui parler à son arrivée. Je vais lui dire : « Ecoute, nous sommes bordéliques. S’il te plaît, maman, accepte ! ».

« À trente-huit ans vous éprouvez le besoin de demander à votre mère la permission d’être bordélique ? observe le psy.

« Oui, parce que je sais que ça ne lui plaît pas » répond Marie-Pierre avec un l’air gêné d’une petite fille qui a « volé » de la confiture. « C’est que je l’adore et je voudrais que tout se passe bien ».

Le psy fait remarquer à Marie-Pierre qu’au nom de l’amour elle s’apprête à maltraiter sa mère et à se maltraiter elle-même. N’est-ce pas une manière de maltraiter son invitée que lui faire sentir dès son arrivée qu’elle est une « empêcheuse de tourner en rond » en lui disant : « s’il te plait, laisse-moi vivre ! » N’est-ce pas aussi se maltraiter soi-même que prendre dans la relation une position totalement infantile au point de laisser entendre à l’autre qu’il a le pouvoir de refuser le style de vie que l’on s’est choisi?

Faut-il plaire tout le temps ? demande le psy.

Marie-Pierre résiste un peu, ajoute : « C’est que je la connaît, elle ne va pas être contente ».

« Et alors? Pensez-vous qu’il faille toujours plaire tout le temps? » demande le psy.

Oui, quelque part Marie-Pierre le pensait : pour elle, soit on se plait, soit on s’étripe, rejoignant en cela les personnes qui ont une dépendance affective et qui pensent normal de coller au comportement que l’ autre attende d’elles, préférant s’imposer un rythme de vie qui ne leur convient pas plutôt que de le décevoir. Bien sûr, leur sacrifice ne peut durer qu’un temps parce qu’elles se sentent vite à l’étroit dans un comportement qui ne leur convient pas et tôt où tard, elles finissent par fuir la relation ou provoquer un clash.

 

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Décontractée, socialement brillante et… dépendante affective.

Malgré sa décontraction, son intelligence et son savoir-faire, Marie-Pierre laissait entrevoir une dépendance affective de petite fille, revendiquant une liberté que personne ne lui contestait. Elle se croyait indépendante, libre et facile à vivre alors qu’en réalité elle condamnait ses relations affectives en leur écrivant un scénario rigide calqué sur son idéal de l’amour.

Nos scénarios les plus profonds, nos certitudes se sont élaborés à partir de notre éducation, des grands courants de pensée du moment et de nos émotions d’enfant. Ils nous paraissent parfois si évidents que nous ne songeons pas à les remettre en question. Et pourtant il faudrait douter de tout, disent les philosophes. Il faudrait douter, non pas une bonne fois pour toute, mais « déconstruire » tout le temps, en permanence, au fur et à mesure que nous avançons, selon Derrida. Et dans le fond, c’est peut-être ce que nous faisons lorsque nous entamons une psychothérapie : en réfléchissant à ce qui ne va pas dans nos pensées, dans nos comportements, nous faisons d’une certaine façon de la philosophie telle qu’Epicure souhaitait qu’on la fasse : quotidiennement, concrètement pour améliorer le quotidien, se concocter une vie plus simple, plus calme et plus douce.

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