Autrefois, les psychologues spécialisés dans les troubles du comportement alimentaire demandaient aux personnes concernées de tenir un carnet alimentaire où elles devaient noter tout ce qu’elles mangeaient au cours de la journée, ainsi que les moments où la boulimie ou l’hyperphagie prenait le dessus. L’objectif de cette méthode était de soutenir les patients pendant leur traitement nutritionnel.
Cependant, cette approche comportementale ne produisait pas de résultats durables. Même si les patients réussissaient à réguler leur alimentation pendant un certain temps, ils finissaient souvent par rechuter, retournant à leurs anciennes habitudes.
Par la suite, en collaboration avec des psychiatres, les psychologues ont élargi leur rôle en tenant compte de l’impact des émotions et des pensées négatives à l’origine des troubles du comportement alimentaire. Ils ont alors adopté une approche dite cognitive pour traiter les compulsions alimentaires irrépressibles. L’idée était d’identifier les émotions et les pensées qui surgissaient avant de céder à la nourriture, afin d’aider les patients à mieux les gérer. Cependant, les patients avaient du mal à reconnaître ces déclencheurs émotionnels et cognitifs, car tout se passait très rapidement avant une compulsion.
Cette approche psychothérapeutique s’est avérée inadaptée, car il était difficile de repérer les pensées et les émotions qui précédaient les compulsions. En réalité, les troubles alimentaires ne sont que la partie visible d’un iceberg, révélant des problématiques plus profondes liées à l’identité et à la perception de soi. Derrière ces comportements alimentaires se cachent souvent des troubles identitaires et existentiels, marqués par un sentiment d’aliénation, de vide intérieur, et d’insatisfaction constante. L’addiction sert précisément à éviter de penser, de ressentir de l’angoisse, et à s’évader dans une bulle protectrice. L’action remplace la réflexion et l’émotion. Certains psychologues spécialisés dans les troubles alimentaires ont alors choisi de ne pas chercher à comprendre les raisons des compulsions, mais de les considérer comme des mécanismes d’évasion face à une angoisse insurmontable. Cette angoisse est souvent liée au sentiment de ne pas être en phase avec sa vie ou son corps, au point de ne pas réussir à créer des liens authentiques avec les autres.
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Lorsqu’une personne ne parvient pas à établir des liens, elle peut adopter des comportements extrêmes, faire trop ou pas assez, chercher à ne pas déplaire, se rendre indispensable, ou aider constamment les autres. Dans ce contexte, la psychothérapie vise à permettre à la personne de créer des liens authentiques, en misant sur l’authenticité des échanges avec le psychologue et, éventuellement, avec les membres d’un groupe thérapeutique. En thérapie individuelle, le psychologue ne se positionne plus comme celui qui sait, ni comme un guide, mais comme un partenaire avec qui le patient peut s’exercer à être pleinement lui-même, même si cela signifie, dans un premier temps, être centré sur soi. Avec le temps, cette approche permet au patient de tenir compte des ressentis des autres.
Cela signifie que le psychologue spécialisé dans les troubles alimentaires devient un interlocuteur avec qui l’on peut tout exprimer, et qui lui aussi peut partager librement son ressenti. Ferenczi, un psychanalyste contemporain de Freud connu pour son empathie, appelait cela l’« analyse mutuelle ». Le patient exprime ce qu’il ressent, tout comme le psychologue, ce qui permet au patient de s’ajuster progressivement à une relation équilibrée, où il n’est pas seul au monde mais doit aussi considérer la perception de l’autre.
Au-delà du symptôme nutritionnel : la quête d’identité
Les troubles alimentaires ne sont pas seulement une question de nourriture ou de contrôle du poids. Pour un psychologue spécialisé, il est essentiel de reconnaître que ces troubles sont souvent l’expression d’une souffrance profonde liée à une crise d’identité. Les personnes concernées peuvent ressentir une dissociation, ne se sentant ni à l’aise dans leur propre corps, ni en phase avec leur vie. Ce décalage les pousse à utiliser la nourriture pour réguler leurs émotions, retrouver un sentiment de contrôle ou combler un vide intérieur. Par exemple, l’anorexie peut offrir une illusion de maîtrise de soi, tandis que la boulimie ou l’hyperphagie servent souvent à étouffer des émotions négatives et à remplir un vide existentiel.
Le sentiment de vide et l’ennui s’atténuent peu à peu dans une relation authentique et respectueuse de soi et de l’autre. Un trait commun chez les personnes souffrant de troubles alimentaires est un sentiment omniprésent de vide intérieur et d’ennui. Un psychologue doit être attentif à ce vide, qui peut être perçu comme une absence de sens dans la vie, une incapacité à trouver satisfaction dans les activités quotidiennes ou dans les relations sociales.
Même lorsque les personnes souffrant de troubles alimentaires réussissent sur le plan professionnel ou sont admirées par leur entourage, elles se sentent souvent inutiles et inférieures aux autres. Ce paradoxe souligne l’importance de ne pas se laisser tromper par les apparences de succès et de bien-être. La réussite extérieure ne suffit pas à combler un vide intérieur ni à résoudre une crise d’identité.
Les difficultés à créer des liens authentiques et sereins sont des éléments essentiels que les psychologues spécialisés doivent aborder pour aider leurs patients à les surmonter. Ce travail implique de confronter, dans la relation thérapeutique ou au sein d’un groupe, le sentiment de décalage par rapport aux autres, souvent accompagné d’une faible estime de soi. Ces difficultés relationnelles renforcent le sentiment de solitude et d’isolement, poussant les individus à utiliser la nourriture comme substitut aux relations humaines. Il est donc crucial pour le psychologue de travailler sur la construction de l’estime de soi et la création de relations sociales authentiques, afin d’aider le patient à se sentir moins seul et plus connecté, et ainsi ne plus avoir besoin de s’accrocher à une addiction pour se sentir vivant.
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L’addiction comme stratégie de survie
Pour un psychologue spécialisé dans les troubles alimentaires, il est fondamental de comprendre que les comportements alimentaires dysfonctionnels sont des moyens de se sentir vivant et de détourner l’attention de la souffrance intérieure. La restriction alimentaire ou les excès alimentaires peuvent donner un sens temporaire à la vie, même si ce sens peut être physiquement destructeur. Manger ou s’abstenir de manger devient une réponse à un besoin de sensation et de contrôle, plutôt qu’une simple habitude alimentaire. C’est pourquoi il est essentiel de ne pas se concentrer uniquement sur le comportement alimentaire, mais de considérer ce dernier comme la manifestation d’une détresse identitaire profonde.
Une approche psychothérapeutique existentielle
Pour traiter efficacement les troubles alimentaires, un psychologue doit adopter une approche relationnelle totalement transparente, où psychologue et patient se confrontent afin de parvenir à un mode relationnel qui respecte les différences de chacun. Il est important de reconnaître que l’autre a le droit d’être différent et de penser autrement, sans qu’il soit nécessaire d’entrer en conflit. Il est essentiel de comprendre le contexte identitaire et émotionnel propre à chaque individu, en respectant le droit de ne pas être d’accord sans pour autant générer des drames ou rompre la relation.
Cela peut impliquer de construire, pour le patient, un sentiment de sécurité face à l’autre qui, jusqu’à présent, était absent. Le patient et le psychologue explorent ensemble leurs valeurs et passions personnelles, permettant au patient de se décentrer de lui-même pour prendre en considération l’autre, et ainsi découvrir des relations authentiques et enrichissantes.
Conclusion
Traiter les troubles alimentaires sans aborder les questions identitaires revient à traiter une maladie en ignorant ses causes profondes. Il est crucial pour un psychologue spécialisé de comprendre et de traiter les carences identitaires et relationnelles qui, une fois prises en charge, permettent au patient de se libérer de l’insatisfaction chronique et des difficultés relationnelles sous-jacentes à l’addiction alimentaire, sauf si cette dernière est d’origine organique. Le psychologue spécialisé dans les troubles du comportement alimentaire doit se montrer tel qu’il est, avec ses propres réactions émotionnelles et ses limites, pour permettre au patient d’avancer sur le chemin de la guérison et de la reconstruction personnelle.