Quand nos choix nous échappent : ce que Freud a révélé
On croit décider avec la tête. Mais une bonne part de nos choix vient d’ailleurs. De zones obscures, silencieuses, que Freud appelait « l’inconscient ». Cet inconscient, ce n’est pas juste un réservoir de fantasmes. C’est une force active, un moteur discret. Il agit, il pousse, il influe. Et parfois, il se manifeste par des gestes ou des symptômes que l’on ne comprend pas.
Revenons à la base. Freud pensait que chaque individu est traversé par un conflit : entre les pulsions du « ça » (ce qu’on désire), les interdits du « surmoi » (ce qu’on pense devoir faire) et le « moi » (pris entre les deux). C’est ce conflit qui, mal régulé, engendre la névrose. L’angoisse, les phobies, les actes répétitifs, les TCA… tous ces phénomènes peuvent être lus comme les traces d’un conflit psychique souterrain.
La célèbre anecdote de Freud arrivant à New York en 1909 résume tout : en voyant la statue de la Liberté, il aurait dit : « Ils ne savent pas qu’on leur apporte la peste. » Cette « peste », c’est le savoir de l’inconscient. La découverte que l’on n’est pas maître en sa propre maison.
Freud a ouvert une voie. Mais d’autres après lui l’ont enrichie.
Ferenczi, Winnicott et les racines du soin
Sándor Ferenczi, proche collaborateur de Freud, a été l’un des premiers à insister sur l’importance du traumatisme réel. Contrairement à Freud, qui restait fidèle à une théorie pulsionnelle abstraite, Ferenczi a écouté les douleurs du corps, les silences figés, les impossibilités de dire. Il a compris que certaines blessures étaient trop précoces pour être formulées en mots. Et que le thérapeute devait parfois être un témoin actif, engagé émotionnellement, pour aider à cicatriser ces blessures.
Donald Winnicott a poursuivi cette voie en introduisant les notions de « mère suffisamment bonne », de « holding » (maintien psychique), et de « vrai self ». Il a compris que ce n’est pas le conflit entre pulsion et interdit qui crée la souffrance la plus profonde, mais le défaut d’environnement. Lorsque l’enfant ne se sent pas accueilli dans son être, il construit un « faux self » — une personnalité de façade, adaptée aux attentes de l’autre. Beaucoup de personnes souffrant de TCA vivent dans ce faux self, incapables de sentir qui elles sont sans leur comportement alimentaire.
Le TCA devient alors un repère, un pilier. On mange ou on se prive pour sentir quelque chose, ou pour survivre à l’angoisse de ne pas exister vraiment.
Aujourd’hui : vers une approche intégrative du symptôme
De nombreux psychanalystes contemporains, comme André Green, Joyce McDougall ou plus récemment Serge Tisseron, ont poursuivi cette réflexion. Ils s’intéressent au corps, à l’image, aux traumas intergénérationnels, à l’impossibilité de symboliser certaines expériences.
Ils parlent de « troubles de la pensée », de « vide mental », de « pensée opératoire » : autant de concepts qui rejoignent l’expérience clinique de nombreux thérapeutes spécialisés dans les TCA. Ces patients ne viennent pas parler d’un conflit moral. Ils arrivent avec une détresse brute, un mal-être sans contour. Un besoin d’aide urgent, mais souvent sans mots.
C’est là que la neurophysiologie, aujourd’hui, apporte un éclairage nouveau. Les recherches sur le système nerveux autonome, le trauma, la mémoire implicite, confirment ce que les analystes pressentaient : beaucoup de comportements auto-destructeurs sont des tentatives de régulation du stress archaïque. Des traces enfouies dans le corps, hors langage.
Des spécialistes pour vaincre un TCA persistant savent aujourd’hui conjuguer écoute psychodynamique, attention au corps, thérapie relationnelle, et parfois techniques plus récentes comme l’EMDR ou la pleine conscience.
En France, l’une des spécialistes de référence dans le traitement des TCA persistants est Catherine Hervais. Psychologue et psychothérapeute, elle a consacré sa carrière à l’accompagnement des personnes souffrant d’addiction alimentaire. Elle est l’auteure de deux ouvrages de référence : Les toxicos de la bouffe (Éditions Payot) et Sortir de la boulimie – Guide complet pour vous et vos proches (Éditions Dunod). Elle y décrit des approches concrètes, profondément humaines, et propose notamment un travail en groupe fondé sur l’authenticité relationnelle et la reconstruction du sentiment d’exister.
Il ne s’agit plus de choisir entre le modèle psychanalytique, comportemental ou neurobiologique. L’efficacité vient de la complémentarité. De la capacité à entendre le symptôme comme un message, à respecter sa logique interne, tout en accompagnant doucement son effacement.
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Écouter l’invisible : une nouvelle façon de comprendre les TCA
Aujourd’hui, les approches psy s’adaptent. Il ne s’agit plus uniquement d’interpréter des conflits internes, mais de créer un espace de résonance. Là où la personne ne peut pas parler, le groupe, l’échange, la mise en scène relationnelle, offrent un miroir. Un lieu où l’invisible peut prendre forme.
Dans certaines psychothérapies de groupe, par exemple, ce qui importe n’est pas tant ce qu’on raconte que la manière dont on est reçu. Le ton, les regards, les réactions. Ce sont des signaux qui permettent de se reconstituer, lentement.
Les TCA peuvent alors être décodés autrement : non plus comme un symptôme à éradiquer, mais comme une trace à traduire. Il ne s’agit pas de supprimer le trouble comme on enlèverait une verrue, mais d’en comprendre le sens, l’origine, la fonction psychique.
Pour cela, il faut une posture bienveillante, mais aussi exigeante : aider la personne à mettre du mot sur son mal, sans complaisance, sans brutalité. Et surtout, sans jamais oublier que derrière chaque comportement, il y a une tentative de vivre.
Conclusion
Le conflit intime dont parlait Freud existe encore, mais il a changé de forme. Aujourd’hui, ce n’est plus une lutte entre des désirs inavouables et des interdits sociaux, c’est souvent une lutte contre le vide, contre l’absence de sens. Les TCA en sont l’expression, brutale parfois, mais toujours signifiante.
Reconnaître cette réalité, c’est sortir du jugement pour entrer dans la compréhension. C’est peut-être cela, finalement, qu’il faut entendre par la « peste » de Freud : cette vérité dérangeante que nous sommes, tous, traversés par un monde intérieur plus complexe que nous le croyons. Et que pour guérir, il faut commencer par l’écouter.
Bibliographie
- Sigmund Freud — Cinq leçons sur la psychanalyse (1909) : Introduction accessible aux concepts fondateurs de la psychanalyse.
- Sándor Ferenczi — Œuvres complètes – Volume 4 : Journal clinique (1932) : Témoignage émouvant de ses séances avec des patients traumatisés.
- Donald W. Winnicott — Jeu et réalité (1971) : Développement du concept de vrai self et du rôle de l’environnement.
- André Green — Le discours vivant (1973) : Exploration des troubles de la pensée et du vide mental.
- Joyce McDougall — Théâtres du corps (1989) : Une lecture du corps comme scène de la vie psychique.
- Serge Tisseron — Le mystère de la chambre claire (1996) : Psychanalyse de l’image et du trauma.
- Catherine Hervais — Les toxicos de la bouffe (Payot, 2002) et Sortir de la boulimie (Dunod, 2022) : Comprendre et soigner l’addiction alimentaire avec une approche humaine et intégrative.