Les dépressions nécessaires

Julie est une personne très appréciée à son travail pour son expertise, mais aussi pour sa gentillesse, son charme et son raffinement. Elle fait également l’unanimité chez ses amis qui la trouvent belle et amusante. De l’extérieur elle semble avoir totalement réussi sa vie.

Mais sa réalité est tout autre. En rentrant du travail elle ramène du supermarché le contenu d’un caddie entier qu’elle avale, chaque soir, devant la télé. Elle n’a personne dans sa vie, tantôt parce qu’elle s’ennuie très vite dans une relation, tantôt parce que, même quand elle ne s’ennuie pas et qu’elle est très amoureuse, on la fuit rapidement.

Quelle est donc cette tare invisible dont elle est porteuse qui la condamne à la solitude et au gavage devant la télé ?

Elle n’aurait probablement jamais eu la réponse si, par chance, elle n’avait fait une dépression (à la suite d’un énième échec amoureux) l’obligeant, cette fois, à consulter un médecin qui lui prescrit un antidépresseur, un anxiolytique… et une psychothérapie.

Julie dit au psychiatre qu’elle n’est pas très chaude pour reprendre une psychothérapie. Elle en a déjà essayé plein, de la psychanalyse sur le divan, oû elle s’est vite retrouvée face à elle-même et complètement « à sec », à la psychothérapie en face-à-face avec une psy très chaleureuse qui l’invita à revisiter son passé de long en large, jusqu’à l’hypnose dont elle espéra que cette pratique extirperait, au plus profond de son inconscient, le mal qui la ronge.

Le psychiatre lui dit tout le bien qu’il pensait, en ce qui la concerne, de la psychothérapie de groupe centrée sur les problèmes d’identité. Comme elle n’avait encore jamais essayé cette approche, elle se laissa convaincre.

A peine arrivée dans le groupe, le cadre a été posé : cette fois il ne s’agit plus de raconter son passé, de se poser des questions, d’exprimer des pensées rationnelles sur ce que l’on ressent mais simplement d’être attentif à ce que l’on ressent au fur et à mesure que le groupe se déroule. Si on ne ressent rien, on ne dit rien. En revanche si on se sent remué par quelque chose, on essaie de trouver les mots pour le dire.

Au début Julie n’entendait que sa peur. Dur de se retrouver avec toutes ces personnes qu’elle ne connait pas, d’avoir à se dévoiler devant elles, de s’exposer, au risque d’être jugée. Et puis tout à coup, comme si c’était plus fort qu’elle, elle se laissa embarquer par l’histoire d’une personne qui, elle aussi, n’avait que des déboires amoureux, et, quand cette personne eut fini de parler, elle dit :

« Je me retrouve dans ce qui a été dit: quand je n’aime pas, on m’aime et quand j’aime, on ne m’aime pas ! C’est l’histoire de ma vie ! Même ma mère ne m’aimait pas. J’avais toujours la sensation de lui déplaire, de l’exaspérer. Mon père était toujours absent et ne s’intéressait pas vraiment à moi. Il n’a jamais cherché à me connaître, à entrer en contact avec moi  »

Il n’est pas d’usage dans ce type de groupe de parler de son passé mais éventuellement de le mettre en scène. Les réactions sont toujours beaucoup plus instructives que les récits, surtout celles que nous ne maîtrisons pas. Le psy lui propose donc de faire un jeu de rôle avec sa mère en lui demandant de tenir les deux rôles : le sien et celui de sa mère.

L’énergie de son désespoir, sans doute doublée de l’envie de s’en sortir, la propulsa sans qu’elle ait vraiment le temps de réfléchir, au milieu du groupe. On installa deux chaises. Sur l’une d’elle, elle était censée jouer sa mère et sur l’autre son propre rôle. Elle choisit de commencer par s’adresser à sa mère comme si celle-ci était sur l’autre chaise.

Julie : « je t’en veux. Je n’ai jamais l’impression que tu m’as aimée, j’ai toujours senti que tu étais exaspérée par moi. Quoi que je dise, c’était idiot, quoi que je fasse, c’était mal  !»

Dans un premier temps, elle fait répondre sa mère sur un ton défensif : « Tu n’as jamais voulu m’écouter… ». Le psy l’arrête et lui dit de dire ce que dirait sa mère si elle laissait parler son cœur. Julie prend un temps de réflexion puis enchaîne :

Sa mère (jouée par elle) :« J’ai de la peine quand tu me parles comme ça. Je suis triste de savoir que tu m’en veux. J’ai fait ce que j’ai pu. J’avais mes soucis. Mes fatigues de la journée. Et peut-être que tu as raison, peut-être que je n’ai pas eu assez de patience avec toi. »

Elle (pleurant) : « T’avais qu’à pas me faire ! Je n’ai pas demandé à vivre 
Sa mère (toujours jouée par elle) : « Mais j’avais envie de t’avoir. Tu étais mon premier enfant. J’étais folle de joie quand tu es arrivée.

Bien sûr ça changeait ma vie. Entre mon travail qui me prenait beaucoup, ton père, mes tâches de maman. Et en plus tu étais toujours très en demande. Je n’avais plus beaucoup de temps pour moi. Mais je t’ai toujours aimé. »
Julie (sur un ton agressif) : «aimer comme ça ce n’est pas aimer !».

Dans le groupe une main se lève. Marie Josée qui est en fin de thérapie a une intuition. Elle demande à la psy si elle peut prendre la place de la mère de Julie. La psy accepte.

Sa mère (jouée par Marie Josée qui s’est mise en face de Julie) : « et toi, est-ce que tu t’es rendue compte à quel point tu étais exigeante, harcelante, en demande permanente ? Tu voulais toujours être au centre de mon attention.

Tu crois que c’était drôle pour moi d’avoir un bébé toujours triste, jamais content, grincheux, quoi que je fasse ?»

Julie resta sans voix. Bien sûr Marie Josée ne faisait qu’une hypothèse, mais si elle avait raison ? Si, enfant, elle avait été harcelante avec sa mère. Et si aujourd’hui elle était harcelante avec les hommes qui lui plaisent ? Si elle rejouait dans sa vie amoureuse le même scénario qu’elle avait joué enfant ? Trop en demande ? Exigeante? Boudeuse ? Jamais contente ?

Au fil des groupes Julie, en observant les autres, prit conscience combien certains participants étaient centrés sur eux-mêmes, sans voir les autres tels qu’ils étaient, à quel point elle-même avait tendance à tout interpréter sur le mode parano, envahie spontanément par des jugements négatifs tant sur les autres que sur elle-même.

Elle qui se pensait victime d’une fatalité qui faisait d’elle une personne que l’on ne peut pas aimer commençait à se rendre compte qu’elle maltraitait les autres. Inauthentique, capricieuse, pas vraiment à l’écoute (trop absorbée par ses schémas intérieurs), tantôt trop bousculante, tantôt trop soumise, elle interprétait leurs désirs sans leur laisser l’occasion, ni le temps, de les formuler eux-mêmes.

Grâce aux groupes, au fil des mois, dans son quotidien, elle opéra de la sorte une énorme remise en question pour constater combien elle devait changer son regard sur les autres et sur elle-même, « atterrir » dans la vraie vie pour se sentir moins seule. Puis elle passa à l’action : elle s’observa davantage, se força à être authentique, se méfia de ses réflexes parano, s’efforça d’écouter vraiment les autres sans interpréter leurs faits et gestes en fonction de ses envies, de ses angoisses ou de sa vision du monde.

Selon Raphaël Einthoven, la philosophie, pour Epicure1, était une médecine, une thérapie : « Soit elle propose des solutions aux problèmes que nous nous posons, soit elle guérit du désir que nous avons de nous poser des problèmes qui n’existent que parce que nous nous les posons. »

Dans cette même idée, la dépression de Julie lui a permis cette fois d’entamer une psychothérapie qui n’a pas fait l’impasse sur la philosophie et lui a permis de faire « un pas de côté » pour regarder ses comportements adultes comme une répétition de ses comportement d’enfant et pour désormais prendre le temps de la réflexion avant l’action.

Catherine Hervais

Epicule1 « La lettre à Ménécéé  – Épicure » du 26 janvier 2014 dans le Gai Savoir (France Culture)

 

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