Boulimie : une fuite de la réalité ?

Si les personnes qui ont une addiction alimentaire paraissent parfois malades, tant physiquement que psychologiquement, ce n’est pas le cas du plus grand nombre. La majorité impressionne par leur équilibre physique et mental ainsi que par des talents souvent hors du commun.

Mais cette superforme apparente n’est qu’un masque. En réalité, la journée de cours ou de travail terminée, rien ne peut les distraire de l’ennui. Tels des nourrissons contre le sein de leur mère, elles n’ont qu’une seule vraie motivation  : se remplir et dormir.

Pourquoi éprouvent-t-elles un besoin de manger aussi violent et compulsif ? Est-ce parce qu’en mangeant n’importe comment elles créent une addiction ? Est-ce pour fuir la réalité ?

Il est important de répondre à cette question parce que cela peut orienter vers une façon différente de traiter.

Dans le monde entier, les hôpitaux et les cliniques spécialisées utilisent depuis une trentaine d’années le même protocole pour soigner les personnes qui souffrent de boulimie (avec ou sans vomissements).

L’approche proposée associe différentes disciplines :

  • La nutrition pour apprendre à gérer le comportement avec la nourriture,
  • la thérapie cognitive pour déjouer les croyances alimentaires,
  • la relaxation pour apprendre à lâcher prise avec la pensée et entrer en contact avec ses sensations corporelles,
  • la participation à des groupes d’affirmation de soi,
  • la participation à des ateliers artistiques pour développer la créativité sur un mode non destructeur.

Ces différents moyens sont utilisés pour aider la personne à normaliser ses comportements alimentaires et améliorer la confiance en elle. Mais la précarité dans le temps des résultats obtenus semble montrer que le problème pourrait être plus profond qu’il n’y paraît.

Les psychanalystes contemporains reconnaissent que pour certaines personnes « celles qui ont un trouble précoce du développement affectif et donc les personnes boulimiques » la psychanalyse devrait se « réinventer » : le divan, le silence de l’analyste, l’apprentissage de codes relationnels, une implication chaleureuse et ajustée ne sont pas incompatibles avec la neutralité. On peut sans doute être à la fois psychanalyste chaleureux et pédagogique si nécessaire lorsque l’on a été formé à ne pas influencer, manipuler ni confondre les symptômes avec ce qui les sous-tend.

Ecoutons s’exprimer certaines personnes boulimiques :

1. Celles qui mangent parce qu’elles ne réussissent pas à affronter le quotidien

Monique : « Dès le matin, au réveil, je fuis ce qui va se passer dans la journée, ou plus exactement ce que j’imagine qui va se passer : les actions à faire même les plus basiques, faire ma toilette, les coups de fil à donner, et je m’enferme complètement dans diverses addictions. Quand je suis dans l’action – en ce moment je m’occupe de mes vieux parents – là, je me sens connectée au réel. Je suis capable d’affronter ou de faire des choses sans me poser de questions, naturellement. Mais quand je suis chez moi, toute seule, ça retombe et c’est là que ça s’installe. »

France : « Dès le matin au réveil, je me sens déprimée. Je me suis retrouvée aux urgences psychiatriques il y a trois semaines et je ne compte pas les fois où j’ai besoin de passer toute ma journée au lit. Me laver, c’est un projet énorme. Déjà parce que quand je sors de la douche il fait froid et j’ai horreur d’avoir froid ! »

Cécile  : « Seule avec moi, je me sens vidée. Je souffre terriblement de ne pas réussir à me mettre en mouvement, ne ressentir aucune motivation pour faire quoi que ce soit, même les choses que, mentalement, j’ai envie de faire. Il y a une vraie souffrance à se retrouver là, anéantie, à ne plus avoir de force. »

Sapa : « Quand j’ai des choses à faire je les fais à la dernière minute et je me mets dans un état pas possible ! Je suis efficace et rapide, mais ça me coûte énormément d’énergie. »

2. Celles qui mangent par peur de l’ennui

Virginie  : « Je ne supporte pas de rien faire. J’ai peur de m’ennuyer, dès le matin je me programme une foule de chose pour ne pas avoir de « temps mort » dans la journée. Je ne suis rassurée que lorsque j’accomplis les tâches que je me suis données. Par contre, il ne faut pas que quelque chose d’imprévu m’arrive. Cela me fait disjoncter. » 

 

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3. Celles qui mangent pour apaiser les difficultés émotionnelles crées par contact avec les autres…

Elsa  : « Moi, je fuis le contact, les coups de fil, répondre au téléphone. Face à l’autre, je ressens la pression de devoir être quelque chose. Avant d’être amenée dans une situation où je vais devoir échanger, je me vide déjà rien que d’y penser. Je suis envahie par la peur d’être submergée … Une fois lancée, je me rends souvent compte que ça me fait du bien. Je crois que c’est l’idée de… qui freine tout. »

Camille  : « J’ai peur de mal faire quand je suis avec les autres. J’ai peur de ne pas dire ce que l’autre a envie d’entendre, de pas être la super copine, en superforme, de pas être vraie, de pas être à la hauteur de ce que je pense que les autres attendent de moi. Fuir le réel de peur de mal faire. Encore une fois je me fais tout un film de ce que je pense que les autres attendent. Là je dois reprendre contact avec une amie que j’adore et qui m’adore, mais j’ai peur parce que ça fait longtemps qu’on s’est pas parlé. Qu’est-ce que je vais lui dire? Est-ce que je ne vais pas la saouler? Faire telle ou telle erreur? Est-ce qu’elle ne va pas, elle, répondre quelque chose qui va me blesser ? »

France : « Moi, je vois pas les autres, je ne m’en préoccupe pas, je suis à l’intérieur de moi-même. Il se peut que si je ne les vois pas c’est parce que j’en ai peur… Je ne sais pas… »

Marine  : « Je fuis le contact parce que j’ai peur de l’après, du malaise que je ressens d’avoir joué un rôle. J’ai l’impression que si je ne le fais pas, si je ne m’occulte pas, ma vie relationnelle ne peut pas marcher. Je deviens alors un personnage qui n’est pas vraiment moi et au final ça me fait mal

Olivia  : « Quand je suis avec les autres je suis inauthentique. Alors je préfère rester seule dans ma bulle et être authentique. »

Vincent  : « Je fuis les autres à cause des efforts que me demande la communication. Quand je suis tout seul je n’ai pas à tenir compte de l’autre, c’est moins compliqué. Je n’ai pas besoin de cacher ce que je ressens. Mais quand je suis avec les autres je fais des efforts pour ne pas être lourd et j’ai rapidement besoin de me retrouver tout seul pour souffler. Les autres me font du bien parce qu’ils me sortent de moi-même mais je suis vite vidé par les efforts que je fais pour être avec eux. »

Agnès  : « Je suis épuisée par la relation aux autres. Avant, je me fais tout un sketch de ce qui va se passer. Au moment où j’y suis, je m’y mets à fond, je me dépasse et je suis pompée. Et ensuite je me retrouve toute seule, sans force, comme si mon cerveau et mon corps avaient implosé. Après il faut se coltiner le réel de la vraie vie et je n’ai plus d’énergie pour faire le quotidien (prendre sa douche, faire la vaisselle, donner un coup de téléphone, faire l’aller-retour chez le garagiste… faire les petites choses incontournables de la vie de tous les jours.) Je suis vidée par mes émotions qui me pompent de l’énergie avant même de les avoir vécues. »

Sarah : « Cela peut paraître assez égoïste, mais je préfère être seule parce que le contact avec les gens me demande trop d’efforts. Je n’ai pas envie de faire tous ces efforts simplement pour inter-réagir avec les autres. »

Sylvie : « Moi j’ai peur de l’affrontement, peur de me trouver complètement démunie, incapable de me défendre. J’aurais du mal à dire « c’est ça que je veux » ou « c’est ça que je ne veux pas. »

Il semble que les personnes addictives à la nourriture aient un énorme problème d’identité, rendant nécessaire une focalisation intensive de la thérapie sur l’acquisition de la confiance en soi. Mais pour acquérir de la confiance en soi, il faut un soi. Les personnes addictives à la nourriture en semblent dépourvues. Malgré une personnalité en apparence épanouie, une intelligence très souvent au dessus de la moyenne, des talents hors du commun, elles semblent avoir une maturité affective de nourrisson avec une vision dichotomique et sans nuance de la réalité. Construire le soi devrait peut-être être la première visée de la thérapie de ces personnes leur permettant d’accéder à cette confiance en elles les conduisant enfin à pouvoir affronter le réel et ne plus avoir besoin d’un comportement boulimique ou hyperphagique.

« Je ne sais pas si je fuis », dit Elsa, « ou si je ne suis pas plutôt à la recherche d’un état végétatif pour ne plus penser et pour ne plus souffrir. »

Si la boulimie est un remède à l’angoisse engendrée par la confrontation au réel, développer des ressources psychologiques et relationnelles qui permettent de diminuer cette angoisse grâce à l’acquisition d’un sentiment de soi peut représenter une solution tout à fait efficace. Trente ans de résultats dans l’exploration de cette piste en thérapie de groupe semblent confirmer tout à fait cette hypothèse.

Est-ce le comportement alimentaire désorganisé qui provoque ce déséquilibre psychologique, comme le pensent encore de nombreux médecins ? Ou bien un trouble de la personnalité est-il à l’origine ?

La réponse à ces questions est essentielle pour déterminer dans quel type de thérapie il est judicieux de s’engager  : une thérapie classique de la boulimie qui s’efforce de réguler le comportement alimentaire? Ou bien une psychothérapie plus spécifiquement centrée sur les troubles de la personnalité, qui aura pour effet de diminuer les angoisses existentielles et de voir disparaître l’obsession de la nourriture sans qu’on ait eu besoin de passer un temps inutile à gérer les troubles du comportement alimentaire.

Mais le problème semble plus profond qu’il n’y paraît. Pour acquérir de la confiance en soi, il faut un « soi ». Or il se peut que les personnes addicts à la nourriture n’aient pas un « soi » construit. Malgré une personnalité en apparence totalement épanouie, une intelligence très souvent au dessus de la moyenne, des talents hors du commun, elles semblent avoir une maturité affective de nourrisson avec une vision très infantile et dichotomique de la réalité, partagée entre ce qui est bon et ce qui est mauvais.

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