TCA : un problème affectif ?

Une lecture nuancée des TCA, entre corps et identité, sans culpabiliser, pour comprendre et agir avec justesse, clarté et sens ici

Cet article éclaire sans simplifier. Il distingue les formes à dominante physiologique (sommeil, douleur, hormones, médicaments, rythmes) et celles où la boulimie ou l’hyperphagie boulimique relèvent d’un trouble identitaire. Plutôt que de chercher des coupables, il montre comment l’accordage précoce, la contenance émotionnelle, la reconnaissance sociale et le contexte culturel façonnent le rapport au corps, à l’appétit et aux autres. À partir d’auteurs majeurs (Winnicott, Bowlby, Stern, Bion, McDougall, Kernberg, Damasio, Berridge, Merleau-Ponty, Honneth, Gilligan), il clarifie le rôle de l’interoception, de l’homéostasie, du wanting/liking et de l’éthique du lien. Sans protocole ni injonctions, le texte propose une lecture nuancée des TCA, respectueuse des histoires familiales et des environnements, et insiste sur la force des rencontres ultérieures : être reconnu comme précieux, agréable et important peut réorienter la manière de s’habiter. Un guide pour comprendre, apaiser la honte et ouvrir des perspectives réalistes, à la croisée du corps, du psychisme et du lien social.

Introduction

Poser la question « Les troubles du comportement alimentaire (TCA) sont-ils dus à un manque d’amour ? » paraît simple, presque évidente. Pourtant, la réalité est plus fine. Certaines situations relèvent d’abord du’un corps déboussolé — hormones de l’appétit, sommeil, douleur, effets secondaires — d’autres touchent à l’identité et au sentiment d’exister parmi les autres ; d’autres encore mêlent les deux. Et, surtout, un « manque d’amour » n’explique pas tout : il peut y avoir un amour immense mais inopérant, un amour présent mais débordant, un amour qui n’arrive pas au bon endroit, au bon moment, pour l’enfant qui grandit. Cet article propose de déplier cette complexité sans accuser, en convoquant des repères psychologiques et philosophiques qui aident à comprendre ce que vivent les personnes concernées.

D’entrée de jeu, une distinction utile : certains TCA ont une expression surtout organique — la priorité est alors médicale et nutritionnelle — ; d’autres, notamment la boulimie et l’hyperphagie boulimique, s’enracinent dans un trouble de l’identité et du lien, où la nourriture sert de rempart et de langage. Entre ces pôles, se trouve la grande zone des tableaux mixtes. Dans tous les cas, on gagne à regarder finement le rôle respectif du corps et du rapport à soi et aux autres.

Ce que recouvre « TCA »

Le sigle TCA regroupe des cliniques différentes : anorexie mentale, boulimie, hyperphagie boulimique, accès hyperphagiques sans compensations, ARFID (évitement/restriction), pica, trouble de rumination, présentations atypiques 1. Dire « TCA » ne dit pas encore la cause. C’est une étiquette nosographique utile pour dialoguer entre professionnels, pas un verdict existentiel. L’histoire singulière de la personne, ses rythmes corporels, ses manières d’être avec les autres, ses contextes de vie, donnent à l’ensemble une tonalité précise.

Le corps comme scène et comme boussole

Comprendre la part physiologique n’enlève rien à la profondeur psychique ; cela évite d’ajouter de la culpabilité là où un organisme réclame simplement de la stabilité. La faim n’est pas qu’un signal, c’est une orchestration. Le corps règle en permanence sa sécurité interne. Damasio a décrit cette dynamique comme une « régulation du vivant » qui produit des sentiments d’arrière-plan : quand l’homéostasie est bousculée, le sujet ressent un malaise, une tension diffuse qui cherche une issue 9. L’interoception — la perception des signaux internes — donne la tonalité de base de nos journées : ventre qui serre, gorge nouée, chaleur dans la poitrine, chute d’énergie 10.

Ce fond corporel influence le rapport à la nourriture. Après des périodes de restriction, les systèmes de « recherche » s’emballent : le cerveau désire plus, plus vite, indépendamment même du plaisir que cela procurera. Berridge et Robinson ont distingué le « wanting » (l’élan vers) et le « liking » (le plaisir ressenti) : l’un peut grimper quand l’autre stagne 11. À l’inverse, des douleurs chroniques, un sommeil fragmenté, certains traitements médicaux, des changements hormonaux, saturent la scène intérieure et orientent vers des recours rapides, souvent oraux.

Parler de « volonté » dans ces moments revient à demander à quelqu’un de courir avec une cheville foulée. La volonté existe, mais elle s’use vite sans appuis. Nommer ces mécanismes corporels n’excuse rien, mais explique le contexte dans lequel un geste alimentaire devient, pour un temps, la solution la plus accessible.

Le lien et l’identité : se sentir quelqu’un parmi les autres

Si le corps donne une tonalité, le lien lui offre des contours. Les travaux fondateurs de l’attachement ont montré combien la présence régulière d’une figure attentive, prévisible, sensible aux signaux de l’enfant, organisait de l’intérieur la capacité à se calmer et à se relancer 3. Winnicott a parlé d’un environnement « suffisamment bon » qui soutient le sentiment continu d’exister, ce qu’il appelait le holding 2. Stern a insisté sur l’« accordage affectif » — ces micro-ajustements par lesquels un adulte reconnaît la qualité d’un état chez le bébé 4. Bion, de son côté, a donné des mots à une opération centrale : contenir des émotions brutes pour les rendre pensables 5. Et Anzieu a proposé l’image du « Moi-peau » : la psyché s’étaye d’abord sur l’expérience d’une enveloppe protectrice 6.

Ces auteurs parlent, chacun à sa manière, d’une expérience fondatrice : sentir que ce que je vis a une place dans la tête et dans le regard d’un autre, sans être ni envahi ni laissé tomber. Quand cette expérience est trop parcimonieuse, trop irrégulière ou trop fusionnelle, le sentiment d’identité devient plus fragile. Le symptôme alimentaire peut alors fonctionner comme une « peau de secours » : il enveloppe, il occupe, il calme, il remplace provisoirement la fonction contenant du lien.

Le « manque d’amour » : une expression pauvre pour une réalité nuancée

Dire « manque d’amour » laisse croire qu’il suffirait d’ajouter une quantité d’affection pour réparer. Or ce qui compte, ce n’est pas le volume mais la forme : constance, ajustement, limites non humiliantes, reconnaissance de la singularité. Gilligan a parlé d’une « éthique du care », faite d’attention concrète et de responsabilité mutuelle 15. Honneth a placé la reconnaissance au centre de la construction du sujet : être confirmé dans sa valeur par des liens familiaux, juridiques, sociaux, permet d’habiter le monde sans se rapetisser 14. Levinas, plus radical, a dit combien le visage d’autrui nous convoque : dans ce face-à-face, on apprend à répondre, pas à dévorer 13.

Dans cette perspective, un « amour » trop envahissant ne construit pas davantage qu’un amour trop rare : le premier empêche d’émerger, le second laisse sans contour. L’enfant n’a pas seulement besoin d’être rassasié de tendresse ; il a besoin que quelqu’un reconnaisse ses initiatives, supporte ses refus, encadre ses élans, accepte ses lenteurs, et tienne bon quand il tâtonne. Quand cette alchimie n’a pas suffisamment eu lieu, la question « Suis-je quelqu’un de valable ? » reste trop brûlante — et manger peut servir d’extincteur.

 

LIRE ÉGALEMENT : Boulimie, addiction : manque d’amour ?

 

La boulimie et l’hyperphagie boulimique : des réponses à une angoisse identitaire

Hilde Bruch avait déjà observé, dès les années 1960, que nombre de patients souffrant d’addictions alimentaires décrivaient une difficulté à discerner leurs états internes et à éprouver un sentiment d’efficacité personnelle 26. Plus tard, Joyce McDougall a proposé de comprendre l’addiction comme une tentative d’auto-traitement : on cherche par l’acte à calmer des tensions psychiques qui n’ont pas trouvé de voie de symbolisation 7. Chez certains, l’angoisse porte moins sur un événement que sur la possibilité même d’être « dedans » son corps et « avec » les autres.

Kernberg a décrit la « diffusion de l’identité » comme une organisation psychique où l’image de soi et d’autrui reste morcelée, fragile, oscillant entre idéalisation et dévalorisation 8. Sans enfermer qui que ce soit dans une catégorie, cette notion aide à comprendre pourquoi des liens pourtant présents ne suffisent pas à stabiliser : l’autre est tantôt refuge, tantôt menace. Manger beaucoup, vite, secrètement — ou au contraire s’interdire, se punir — devient un moyen de reprendre un pouvoir minimal sur l’expérience de soi.

Le social comme support ou comme abrasion

Nos corps ne vivent pas dans le vide. Ils habitent des environnements saturés de normes. Bourdieu a montré comment nos habitudes s’incarnent en « habitus » — des façons d’être apprises dans des contextes sociaux qui valorisent certaines silhouettes, certains rythmes, certaines réussites. Quand l’« habitus » dominant exige la performance et la maîtrise, le rapport à l’alimentation hérite de cette dureté : être irréprochable, contrôler, ne pas demander. Chez d’autres, la précarité fait peser une autre contrainte : l’irrégularité, l’imprévu, les urgences. Le symptôme alimentaire devient un outil d’ajustement à un monde rugueux.

Merleau-Ponty, de son côté, a rappelé que le corps n’est pas un objet que l’on possède, mais la manière même d’être au monde 12. Ce que vit une personne en avalant à toute vitesse, dans une lumière de cuisine à l’heure où tout dort, n’est pas un « écart » abstrait : c’est une manière de reconstituer, pour quelques minutes, une frontière, un dedans qui protège d’un dehors trop exigeant. Parler d’« amour » sans tenir compte de ces cadres sociaux et vécus corporels, c’est manquer la moitié du tableau.

Pour comprendre, sans chercher des coupables

Les exemples qui suivent ne sont pas des preuves, mais des façons de sentir ce qui se joue. Ils ne visent pas les parents ; ils décrivent des climats.

Père souvent absent, mère vaillante

Camille a grandi avec une mère très investie et un père souvent parti. L’absence n’était pas violente : elle était « normale », liée au travail. Pour l’enfant, elle sonnait comme un trou régulier. À l’adolescence, les « goûters tardifs » sont devenus un sas. La nourriture n’était pas un plaisir, mais une manière d’atterrir. Ce n’était pas le manque d’amour sentimental ; c’était l’absence d’un point d’appui paternel prévisible. Des années plus tard, Camille dira : « La première fois qu’un adulte m’a confié une tâche à heure fixe, j’ai eu moins besoin de me remplir en rentrant. » Ce déplacement parle de reconnaissance 14 autant que d’attachement 3.

Mère aimante mais triste

Nora se souvient d’une mère présente et fatiguée de vivre. L’enfant a appris à « économiser » les émotions pour ne pas charger la barque. Elle est devenue efficace, fiable, puis s’est effondrée par moments dans des prises alimentaires massives. Ce qu’elle a manqué, ce n’est pas l’amour mais la joie partagée, cette étincelle qui confirme que l’on est agréable à fréquenter. Plus tard, la rencontre d’une collègue rieuse a remis un peu de couleur à l’intérieur : le monde a cessé d’être uniquement une tâche à accomplir.

Présence intrusive

Lina a connu une attention incessante, « pour son bien ». Tout était commenté, organisé, évalué. Elle a appris à se regarder avec des yeux extérieurs. La liberté de l’université a eu d’abord la couleur du vertige. Les accès boulimiques ont fonctionné comme des coupures de courant : plus personne ne regarde, plus rien ne pense. Dans le temps, elle a trouvé des lieux où l’on pouvait être là sans être examiné. Elle ne dira pas que sa mère « n’aimait pas » ; elle dira que cet amour n’ouvrait pas d’espace à sa propre voix.

Parents rigides, émotions humiliées

Chez Thomas, l’excellence était la norme. Les émotions « qui débordent » faisaient honte. Il a serré les dents jusqu’aux concours, où l’angoisse a trouvé la porte de la cuisine. L’oralité a servi d’anesthésique et de moteur. Comprendre cette dynamique l’a aidé à renoncer à se traiter en contremaître.

Famille dispersée, continuité trouée

Inès a grandi dans une affection réelle, mais sans continuité : déménagements, recompositions, horaires impossibles. L’hyperphagie a pris la place d’une régularité qui faisait défaut. Dans sa bouche, le mot « amour » n’était pas faux ; il était insuffisant au sens d’« inopérant ».

On voit, à travers ces vignettes, ce que signifie « ajustement » : pas la perfection relationnelle, mais un canevas de présence prévisible et de liberté accordée. Là où l’accordage manque ou déborde, la nourriture prend parfois la relève. Il ne s’agit pas de « faute » ; il s’agit d’un décalage qui s’est cristallisé en habitude de survie.

Le rôle de la reconnaissance : être quelqu’un pour quelqu’un

De nombreuses personnes témoignent que la trajectoire a changé à la faveur d’une rencontre tardive : un professeur qui voit la qualité d’un effort, un chef qui remercie sans ironie, un ami qui dit « j’aime être avec toi ». Ce sont des choses simples, mais elles ont une portée structurante. Honneth y verrait une forme de reconnaissance qui, en confirmant l’estime de soi, répare un pan abîmé de l’identité 14. Alexander et French parlaient, eux, d’« expérience émotionnelle correctrice » : dans un lien nouveau, quelque chose d’ancien se rouvre et se réorganise 19. Fonagy a montré combien la capacité de mentaliser — se représenter ses états et ceux d’autrui — se développe au contact d’un autre qui pense nos pensées sans nous envahir 17.

Les sciences affectives ont confirmé, à leur manière, la force de ces appuis tardifs. Le « still-face experiment » de Tronick, où un bébé se désorganise face à une mère soudain impassible, dit déjà la puissance pacifiante d’un visage qui répond 16. La « social baseline theory » de Coan et Beckes montre que la simple présence d’une personne de confiance allège la charge physiologique du stress 18. La théorie polyvagale de Porges propose un langage pour ce vécu : la sécurité se lit dans les nerfs qui apaisent le cœur et la respiration, et ces nerfs répondent aux signaux relationnels 20.

Que se passe-t-il alors, au juste, quand quelqu’un nous reconnaît ? Peut-être ceci : un pan de notre expérience cesse d’être secret. Ce qui n’avait pas de place trouve un témoin ; ce qui débordait trouve un contenant ; ce qui se croyait invisible découvre un rayonnement. Cela ne gomme pas les fragilités — l’émotion mettra peut-être plus de temps à se digérer que chez d’autres —, mais le « temps long » d’une relation suffit pour que s’installe un fond de sécurité.

 

LIRE ÉGALEMENT : Le soi, la confiance en soi, l’estime de soi

 

Ce que « manque d’amour » ne veut pas dire

Ce n’est pas « personne ne m’a aimé ». Beaucoup ont été aimés, mais pas de la manière qui leur a permis de s’installer en eux-mêmes. Ce n’est pas « mes parents sont à blâmer ». Ils ont fait avec leurs ressources, leurs histoires, parfois leurs tempêtes. Ce n’est pas « sans amour, on ne s’en sort pas ». C’est « avec des rencontres ajustées, même tardives, on déplace de lourdes pierres ».

Le langage du symptôme : soulagement, puis dette

Manger beaucoup soulage. Les textures rassurent, le sucre apaise, le plein anesthésie. Pendant quelques minutes, la tempête baisse d’un cran. Mais le soulagement se paie d’une dette : douleurs, honte, isolement, ruminations. Le cerveau apprend vite cette équation « tension oralité accalmie » ; il la répète, parfois malgré la faiblesse du plaisir. On est dans la logique du « wanting » sans « liking » 11. À force de reprises, le geste devient plus proche d’une habitude que d’un choix. Le langage analytique parlerait d’« agir » : un passage par le corps quand les mots manquent 7.

Il est d’autant plus difficile de s’en départir que la société propose des récits opposés, mais complices : l’un moralise (« il suffit de se contrôler »), l’autre simplifie (« c’est juste dans la tête »). Or l’expérience vécue résiste à ces slogans. Elle parle d’un organisme en recherche de stabilité et d’une personne en recherche de relation ; elle parle d’une tentative d’autosoins dans un paysage trop dur.

Élargir la focale : entre intime et politique

Parler d’amour, c’est aussi parler des cadres qui le rendent possible. Une société qui valorise exclusivement la performance et l’apparence rend plus coûteux l’apprentissage de la présence tranquille. Les enfants y apprennent vite à plaire, à produire, à se comparer — autant de mouvements qui insécurisent le rapport à soi. À l’autre extrémité, l’insécurité matérielle, les déménagements répétés, la précarité du temps, abîment les routines qui soutiennent le sentiment d’être quelqu’un. Le symptôme alimentaire ne vient pas « de la société », mais il y trouve un terreau. Entre l’intime et le politique, l’histoire personnelle fait son chemin.

Que fait la philosophie ici ? Elle rappelle que nous ne sommes pas des volontés flottantes. L’éthique du care (Gilligan 15) insiste sur la dépendance réciproque : nous devenons vraiment libres au cœur des attachements, pas contre eux. La phénoménologie (Merleau-Ponty 12) nous apprend que le monde n’est pas un décor ; il est traversé par notre corps. La pensée de Levinas 13 nous préserve d’une confusion : ce que je prends pour un « besoin » peut masquer une fuite devant l’appel de l’autre. Ces cadres aident à ne pas réduire les TCA à une affaire de calories ou de morale.

Ancrages développementaux : de l’accordage à la mentalisation

Les premières années constituent une matrice. Ainsworth a montré, dans la « situation étrange », comment l’enfant explore mieux quand la base est sûre, et se décompose quand l’imprévu le dépasse 24. Crittenden a prolongé ces travaux en soulignant que l’attachement évolue avec les contextes, et que les stratégies de protection, efficaces autrefois, peuvent devenir encombrantes plus tard 25.

Fonagy et Target ont proposé la notion de mentalisation : la capacité à se représenter les états mentaux, à faire la différence entre ce que je ressens et ce que je suis, entre ce que je crois que l’autre pense et ce qu’il pense réellement 17. Cette capacité naît quand quelqu’un a déjà fait ce travail pour nous, en nommant nos émotions sans les confondre avec lui. Quand elle se développe peu, le monde interne se vit comme un bloc indivisible. La nourriture devient alors un outil grossier mais disponible : « Je n’ai pas les mots ; j’ai la bouche. »

Rien n’est figé : plasticité et rencontres ultérieures

La psyché, comme le cerveau qui la porte, reste plastique. Les voies empruntées souvent deviennent plus praticables ; celles délaissées s’envahissent d’herbes. C’est une mauvaise nouvelle quand les habitudes font mal ; c’est une bonne nouvelle quand une relation nouvelle ré-ouvre un sentier oublié. La littérature sur la plasticité a vulgarisé cette idée 23 : répéter des expériences différentes, dans un climat de sécurité relative, transforme réellement ce que nous ressentons et ce que nous pouvons.

C’est ce que beaucoup décrivent : avoir rencontré, à 20, 35 ou 50 ans, quelqu’un qui n’a pas fui leurs intensités et n’a pas mis leur valeur à l’épreuve. Être reconnu comme « agréable » et « important » — non pas pour ce qu’on produit, mais pour ce qu’on est — reconfigure la manière de s’habiter. On pourrait appeler cela « capacité de relèvement » plutôt que « résilience » : moins un trait, plus un effet de milieu, patiemment tissé.

Clarifier sans punir : le regard clinique

Du côté des cliniciens, la question centrale n’est pas « pourquoi » de manière abstraite, mais « comment cela s’organise ici ». Les modèles contemporains, qu’ils soient psychodynamiques, systémiques ou cognitifs, convergent sur plusieurs points : le rôle des facteurs corporels et contextuels, la fonction apaisante à court terme du symptôme, la place de la reconnaissance et de l’accordage dans les améliorations durables. Fairburn a structuré un modèle de maintien très utile pour la boulimie et l’hyperphagie — préoccupations corporelles, restriction, épisodes, honte, évitements — mais ce modèle gagne à être lu à la lumière des travaux sur l’identité et le lien 27.

Ce que l’on cherche, en pratique clinique, n’est pas un coupable, mais une grammaire. La même « phrase » — un accès alimentaire — peut signifier des choses différentes selon le contexte. Chez l’un, elle viendra calmer une interoception douloureuse ; chez l’autre, elle coupera un vertige relationnel ; chez un troisième, elle répondra aux deux. Clarifier cette grammaire, c’est déjà diminuer la honte.

Retour sur les mots

« Manque d’amour » : expression trop courte pour une réalité longue. « Contrôle » : mot séduisant mais dangereux quand il se confond avec « se nier ». « Volonté » : utile pour enclencher, pas pour porter le monde. « Faiblesse » : mot paresseux qui confond fatigue et valeur. « Normal » : souvent synonyme de « conforme à la moyenne du groupe auquel on tient ». La clinique rappelle que vivre n’est pas cocher des cases, mais inventer de quoi tenir debout sans se durcir.

Conclusion

Les TCA ne se résument pas à un « problème affectif ». Les formes à dominante organique réclament des réponses du côté du corps ; les formes à dominante identitaire — boulimie, hyperphagie boulimique — parlent d’accordage, de contenance, de reconnaissance. Entre les deux, les tableaux mixtes invitent à tenir ensemble les mécanismes physiologiques et les histoires de lien.

Parler d’« amour » a du sens si l’on entend par là une présence ajustée, régulière, contenant des limites non humiliantes et encourageant la singularité. Dans ce sens, oui, certains ont manqué de ce type d’amour — trop peu, trop tard, trop confus, trop envahissant — et la nourriture a occupé la faille. Mais l’histoire ne se clôt pas sur l’enfance : des rencontres ultérieures, où l’on est reconnu comme précieux, agréable et important, peuvent réorienter la trajectoire. Rien d’héroïque : des liens assez tenaces pour que, peu à peu, le besoin d’anesthésier décroisse et que la vie intérieure s’apaise.

Notes

1 DSM-5, classification des troubles des conduites alimentaires et de l’ingestion d’aliments.

2 D. W. Winnicott, environnement « suffisamment bon », holding et continuité d’être.

3 J. Bowlby, théorie de l’attachement et sécurité de base.

4 D. Stern, accordage affectif et émergence du sens chez le bébé.

5 W. R. Bion, fonction alpha et théorie contenant-contenu.

6 D. Anzieu, le « Moi-peau » comme enveloppe psychique.

7 J. McDougall, l’« addiction » comme tentative d’auto-traitement par l’agir.

8 O. Kernberg, diffusion de l’identité et organisations limites.

9 A. Damasio, homéostasie, sentiments d’arrière-plan et régulation du vivant.

10 A. D. (Bud) Craig, interoception et représentation corticale des signaux du corps.

11 K. Berridge & T. Robinson, distinction wanting/liking et saillance incitative.

12 M. Merleau-Ponty, phénoménologie du corps propre.

13 E. Levinas, éthique du visage et responsabilité.

14 A. Honneth, reconnaissance, estime de soi et liens sociaux.

15 C. Gilligan, éthique du care, attention et responsabilité.

16 E. Tronick, « still-face experiment » et co-régulation.

17 P. Fonagy & M. Target, mentalisation et fonction réflexive.

18 J. Coan & S. Beckes, « social baseline theory » et allègement du coût du stress en présence d’autrui.

19 F. Alexander & T. French, « expérience émotionnelle correctrice » en psychothérapie.

20 S. Porges, théorie polyvagale et indices de sécurité relationnelle.

21 J. Gross, régulation des émotions et stratégies adaptatives.

22 A. N. Schore, régulation affective, cerveau droit et attachement.

23 N. Doidge, vulgarisation de la plasticité cérébrale.

24 M. Ainsworth, « situation étrange » et styles d’attachement.

25 P. M. Crittenden, modèles dynamiques de maturation de l’attachement.

26 H. Bruch, troubles alimentaires, identité et perception des signaux internes.

27 C. G. Fairburn, modèles contemporains de maintien des troubles de l’alimentation.

Laisser un commentaire

Prendre rendez-vous Doctolib