Comprendre l’appel du vide et l’addiction alimentaire
Quand elle apparut sur l’écran de la psy elle était souriante. Elle avait des cheveux roses. Le rose tirait sur la framboise, vif et tendre à la fois, comme pour annoncer qu’elle n’avait pas peur de se montrer. Elle s’appelait Eva, vingt-sept ans, l’allure assurée de celles qui savent parler aux autres et rire d’elles-mêmes. Elle posa d’emblée la phrase qui lui brûlait la bouche depuis des mois : « Je pense à la nourriture tout le temps. » Puis, presque dans le même souffle, l’autre phrase, la sienne, celle qui ne supporte pas d’être interprétée : « Je mange pour manger. »
La psychologue ne lui demanda ni menus, ni calories, ni horaires. Elle déplia simplement le décor, en questions brèves et précises. Vit-elle seule ? Non, chez ses parents, avec sa petite sœur. Travaille-t-elle ? Oui : dans une agence de communication, des journées parfois lentes parce que l’agence traverse une période compliquée. S’ennuie-t-elle ? Elle hésita, puis admit que l’ennui s’était installé et que, plus l’ennui montait, plus les fringales prenaient de la place. Elle ajouta qu’elle vivait avec une anxiété généralisée et un TDAH. Elle avait déjà vu des diététiciens, entendu des conseils raisonnables, suivi des pistes prudentes. Rien n’y faisait : elle n’attendait pas un nouveau plan alimentaire, mais une manière de reprendre sa vie là où l’obsession l’avait laissée.
Ce qui frappe chez Eva, c’est la coexistence de deux scènes. La scène visible : une jeune femme sociable, extravertie, en couple depuis trois ans avec quelqu’un de respectueux, capable de poser ses limites et de dire non sans colère. La scène secrète : une spirale qui s’enclenche au moindre vide, une recherche d’anesthésie par la quantité et la vitesse, des soirs avalés tout entiers, puis trois jours d’une lourdeur sans langage. C’est là que commence notre sujet : non pas l’inventaire des produits à éviter, mais l’intelligence d’un mécanisme qui dépasse la volonté et s’enracine dans le lien, l’identité et le corps.
Boulimie et hyperphagie, quand l’appel du vide commande et que la volonté ne suffit pas
L’expression « je mange pour manger » n’est pas une coquetterie. Elle nomme un état particulier où la faim n’est pas gustative, où la bouche n’attend pas un plaisir mais un arrêt, une extinction. Dans la boulimie et l’hyperphagie, la crise ressemble à une transe. On va vite, on remplit, on sature. Le choix des aliments importe moins que la possibilité d’engloutir. Paradoxalement, on avale ce qu’on n’aime pas, précisément parce que l’objectif n’est pas de savourer mais d’éteindre. « Je m’arrête quand je ne peux plus bouger », disent beaucoup de personnes. Ce n’est pas de la provocation ; c’est la seule limite qui tienne quand le cerveau a rendu la main.
À l’origine de ce geste, il y a l’appel du vide. Le mot peut paraître poétique ; il décrit pourtant une sensation concrète. Le vide, c’est le moment où l’on ne se sent plus tenu de l’intérieur, où la charpente se relâche, où l’intensité des émotions n’a plus d’issue. L’appel, c’est l’ordre. Il arrive à des heures qui ne figurent pas sur les horloges : un temps mort dans l’après-midi, le film du soir, une remarque sur le corps, un message qui tarde, une réunion inutile. L’addiction alimentaire se présente alors comme la solution la plus rapide, la plus efficace, la plus disponible. Elle fabrique un couloir sans angles où les émotions cessent de heurter.
L’après-crise a sa grammaire : lourdeur physique, repli, honte, puis une tristesse épaisse qui enlève jusqu’à l’envie de sortir le chien, d’ouvrir la fenêtre, d’appeler une amie. La honte agit comme une colle. Plus elle colle, plus on veut s’en débarrasser ; plus on veut s’en débarrasser, plus on cherche à s’anesthésier ; et plus on s’anesthésie, plus la honte gagne. C’est la boucle. On la renforce chaque fois qu’on moralise la crise en termes de faute et de volonté : « Si tu voulais, tu pourrais. » Non. Si la volonté suffisait, l’histoire serait brève. Dans les troubles de l’addiction alimentaire, la volonté ne gouverne pas le moment de la crise. Elle peut gouverner l’environnement, l’intention, les rythmes ; elle ne commande pas le basculement.
Eva, comme beaucoup, a identifié des rails. Quand le travail perd son sens, quand l’ennui s’installe, quand la journée n’est plus rythmée par des rencontres et des deadlines, la tête cherche une structure. Manger fabrique une fausse structure : on planifie, on acquiert, on consomme. On a l’impression de reprendre la main ; en réalité, on confie la journée à un protocole d’urgence. L’addiction alimentaire donne l’illusion du contrôle parce qu’elle obéit à un scénario fixe. Mais c’est une illusion coûteuse. Elle confisque l’élan et appauvrit le monde.
TDAH, anxiété, souvenirs d’enfance et pulsion d’agrippement : comment un système se met en place
Le TDAH d’Eva n’explique pas tout ; il éclaire une dynamique. Un moteur fort, un frein capricieux, une attention qui s’enflamme et s’échappe, un cerveau qui va vite et qui s’ennuie vite : la tentation de l’apaisement immédiat est plus grande quand l’ennui se prolonge et que les tâches perdent leur sens. L’anxiété généralisée ajoute une alarme hypersensible. Elle sonne trop tôt, trop fort, trop longtemps. Ajoutez à cela le télétravail : mêmes lieux pour travailler et manger, frontières floues entre heures et humeurs, disponibilité permanente du frigo. Le terrain est prêt pour que l’addiction alimentaire propose sa formule « rapide, accessible, efficace ».
À ces paramètres s’ajoutent des souvenirs. Eva n’a pas oublié les phrases anciennes : « Tu es grosse » alors qu’elle ne l’était pas. Ces phrases ne fondent pas la crise ; elles l’alimentent. Elles se réveillent dès qu’un proche, souvent de bonne foi, commente le corps. L’ancienne blessure se réveille et donne son aval à la compulsion : « Puisque rien ne sert, autant… » On se croit lucide ; on est déjà dans la boucle.
La psychologue qui reçoit Eva ne conteste pas la réalité de ces facteurs ; elle déplace le centre de gravité. Elle parle d’appui intérieur et d’identité. Elle décrit une fragilité qui n’a rien à voir avec l’intelligence, la réussite ou la sociabilité ; une fragilité qui concerne le sentiment intime d’être la même personne d’un moment à l’autre, quels que soient les regards. Quand ce sentiment tangue, la peur d’effondrement s’invite. On l’appelle parfois « peur de tomber de soi ». C’est là que surgit la pulsion d’agrippement.
La pulsion d’agrippement n’est pas l’attachement. Dans l’attachement, on se rapproche pour mieux repartir, on respire, on explore, on revient. Dans l’agrippement, on cherche la fusion pour abolir la peur. On s’accroche à un partenaire, à un rituel, à un écran, à des horaires, à la nourriture. Ce que l’on cherche n’est pas la relation, mais la neutralisation. La nourriture devient un objet d’agrippement parfait : elle ne juge pas, elle ne part pas, elle ne demande rien. Elle joue la tétine, le bras, le drap lourd. Elle offre une chaleur de substitution. Voilà pourquoi « je mange pour manger » est si exact : le geste prend toute la place. Et voilà pourquoi la sortie ne peut pas se limiter à « manger différemment » : tant que l’appui intérieur manque, l’agrippement trouvera un autre objet… ou reviendra à la nourriture.
Pourquoi la thérapie de groupe aide la boulimie et l’hyperphagie : le laboratoire du contact et la parole impeccable
Eva craignait un discours diététique ; elle découvre une proposition relationnelle. La thérapie de groupe n’est pas une coquetterie de méthode. Elle répond à l’endroit précis où le problème se niche : la relation. Seule, on comprend mieux ce qui nous arrive ; avec les autres, on se transforme. Seule, on peut réduire l’accès aux aliments déclencheurs ; avec les autres, on peut apprendre à dire « je » sans se justifier, à demander sans accuser, à recevoir un silence sans l’interpréter comme une punition, à tolérer d’être vue sans se dissoudre.
Dans un bon groupe, on ne parle pas de calories. On parle de ce qui se passe entre nous : attirances, rejets, jalousies, tendresses, agacements, respect, surprise, ennui. On repère les rôles qui protègent mais enferment : la marrante, la docile, la brillante, la soignante. On les apprécie pour ce qu’ils ont permis ; on les desserre pour que la personne puisse apparaître en dehors du rôle. On apprend à accueillir une émotion sans la transformer en acte. On découvre que l’on peut traverser une tension avec l’aide d’un autre, non en le dévorant, mais en le laissant être là.
La prole impeccable
Un outil structure ce travail : la parole impeccable. Ce n’est pas une morale ; c’est une hygiène. Parler impeccablement, c’est dire ce que je ressens plutôt que ce que tu es. C’est formuler une demande claire plutôt qu’une accusation déguisée. C’est mettre une frontière propre entre mon éprouvé et ta personne. C’est renoncer aux généralisations, aux procès d’intention et aux menaces. La parole impeccable construit l’estime de soi parce qu’elle établit la preuve que je peux me dire sans me trahir. Elle dissout la honte parce qu’elle transforme l’indicible en partageable. Dans la boulimie et l’hyperphagie, elle est une pierre angulaire : dès que le vécu devient dicible, la compulsion perd du territoire.
La durée des rencontres compte. Des sessions longues — par exemple, quatre heures d’affilée sur deux jours consécutifs — laissent aux émotions le temps d’apparaître, de se développer, de s’apaiser différemment que par l’ancienne voie. Elles permettent aux liens de se tisser sans précipitation ni fuite. Elles montrent que l’intensité peut se vivre autrement que dans la crise. Beaucoup de personnes dites borderline silencieuses, quand les symptômes reculent, révèlent des qualités précieuses : hypersensibilité fine, vitesse d’esprit, créativité du lien, courage d’aimer. Il ne s’agit pas d’éteindre leur intensité ; il s’agit de lui construire une peau.
Sortir durablement de l’addiction alimentaire : étapes, obstacles, appuis et signes de progression
La première étape de la sortie n’est pas la guerre à la nourriture ; c’est la fin de la guerre contre soi. La nourriture a été une alliée d’urgence. On peut lui dire merci et la remettre à sa place. Cela passe par une écologie personnelle plus que par une police alimentaire : des repas suffisamment réguliers pour éviter la faim volcanique, suffisamment structurés pour que le corps enregistre l’apaisement ; des rythmes du sommeil respectés autant que possible ; une hygiène du télétravail qui redonne au temps ses frontières ; des respirations qui ne passent pas toutes par l’assiette.
La deuxième étape concerne l’obsession. On constate souvent que l’obsession recule avant la fréquence des crises. C’est un bon signe : la tête est moins occupée par la nourriture, le terrain de la crise se rétrécit. Ce recul est lié au lien : on dépose plus tôt ce qui pèse, on n’attend pas que la tension devienne intenable. La parole impeccable y contribue : elle réduit les non-dits qui, autrement, s’accumulent et se déversent en une fois à table.
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Résoudre ses problème d’identité ce n’est pas devenir quelqu’un d’autre
La troisième étape touche l’identité. Elle demande du temps. On ne devient pas « quelqu’un d’autre » ; on devient plus exactement soi, plus continu, moins dépendant du regard, moins sujet au vertige. On reconnait mieux ce qui nous tient : un type de conversation, une forme de travail, un rythme, un style d’amitié. On cesse d’attendre de la nourriture qu’elle comble un manque de structure. On s’autorise des plaisirs qui ne s’achèvent pas en punition.
Les obstacles sont connus. Le tout ou rien : « J’ai craqué, tout est perdu. » Non. Un écart n’annule pas les apprentissages. Les apprentissages laissent des traces corporelles. Ils reviennent plus vite que nous ne le croyons. La balance tyrannique : faire du poids un juge offre à la honte un mégaphone. La substitution : arrêter de manger mais se jeter sur le sport, le travail, les écrans, les achats. Le but n’est pas de déplacer l’agrippement, mais d’augmenter la qualité des attaches.
On peut se donner des repères concrets. Quand l’obsession recule, on retrouve du temps de cerveau. Quand une remarque sur le corps ne décide plus à elle seule du dîner, on a gagné une bataille. Quand une soirée d’ennui appelle un message, une marche, une douche, un livre, au lieu d’ouvrir le placard, c’est une victoire. Quand on se surprend à « oublier la nourriture » pendant une conversation aimée, non par contrôle, mais parce que l’attention est ailleurs, on sait que l’axe se déplace.
Dans l’histoire d’Eva, plusieurs leviers se sont dégagés. Redonner du sens au travail ou en changer, pour que la journée retrouve un relief autre que l’assiette. Recréer des frontières dans le télétravail : horaires clairs, bureau distinct de la cuisine, pauses qui ressemblent à de vraies pauses. Investir le lien vivant : un café dehors, un coworking, une visite courte, bref, des expériences sensorielles et sociales qui ramènent la peau à la peau du monde. Et, surtout, accepter l’aide sans honte. L’aide n’enlève rien à la valeur personnelle ; elle est le chemin le plus court vers la liberté.
L’appel du vide
L’appel du vide n’est pas une figure de style ; c’est un vécu qui aspire et serre. Face à lui, boulimie et hyperphagie suivent une logique d’addiction alimentaire : la quantité et la vitesse neutralisent l’angoisse là où la présence et la parole manquent. Tant que l’appui intérieur est fragile, la pulsion d’agrippement domine. Elle confond fusion et sécurité, elle s’enroule autour d’objets disponibles — la nourriture en tête — parce qu’ils ne s’en vont pas. La sortie ne consiste pas à humilier cette pulsion, mais à la convertir en attachement vivant. On réapprend la proximité qui laisse de l’air, le retour qui n’humilie pas, la parole qui n’a pas besoin de preuves pour exister.
En groupe, l’ancienne honte se clarifie. Ce qui paraissait indicible se prête à être dit. La parole impeccable devient un fil de fer souple : elle tient, mais n’écrase pas. Les rechutes cessent d’être des trahisons ; elles deviennent des informations : quelque part, un appui manque. On réorganise alors l’ordinaire comme on réorganise une pièce : on sort des objets qui n’ont plus d’usage, on apporte une lampe, on change l’orientation d’une chaise, on ouvre la fenêtre plus souvent. La cuisine redevient un endroit de vie, pas une scène de combat.`
Se trouver soi pour sortir de la boulimie
l y aura encore des soirs. Des semaines de fatigue. Des remarques malhabiles. Mais, au fil des mois, l’obsession recule, les crises s’espacent, la honte s’affaiblit. La phrase « je mange pour manger » perd de sa vigueur : elle appartient à un temps où manger était la seule solution techniquement disponible. D’autres solutions existent désormais. On tend la main, parfois vers un autre, parfois vers soi. Le vide ne commande plus ; il informe. La nourriture retrouve une place simple : nourrir. La vie, de nouveau, occupe la première.
C’est peut-être cela, la meilleure nouvelle pour Eva et pour toutes celles et ceux qui se reconnaissent dans son histoire : il n’y a rien à renier de son intensité. L’enjeu n’est pas de devenir tiède ; il est d’habiter l’intensité sans la payer du prix fort. On ne guérit pas d’être sensible ; on guérit de l’éloignement d’avec soi qui, hier, rendait la sensibilité insupportable. Le jour où l’on entend sans se défaire, où l’on est vu sans se dissoudre, où l’on s’ennuie sans se jeter sur la quantité, ce jour-là, l’appel du vide a déjà changé de nom. Ce n’est plus un ordre. C’est une invitation à rejoindre une présence. La sienne, d’abord.
Épilogue pragmatique
Si vous vous reconnaissez dans Eva, vous n’avez pas besoin d’un nouveau menu. Vous avez besoin d’une carte intérieure et d’alliés. Cherchez des lieux où la parole se travaille autant que l’émotion. Choisissez des formats suffisamment longs pour que quelque chose ait le temps d’arriver. Méfiez-vous des promesses miracles ; accueillez les progrès minuscules. Et souvenez-vous de ce marqueur simple qui, un jour, arrive sans bruit : la nourriture cesse de tenir la première phrase de vos journées. Ce jour-là, ce ne sera plus « je mange pour manger ». Ce sera « je vis, et parfois je mange ».