À quoi servent nos opinions ? Quand philosophie et neurosciences se rencontrent

Lors de son dernier groupe de thérapie, une participante fit le bilan de son parcours.
Elle expliqua que sa plus grande découverte avait été d’entendre la psy dire :
« L’intellectuel, ça ne m’intéresse pas. Ce que je veux savoir, c’est ce que tu ressens. »

Jamais auparavant on ne lui avait posé une telle question.
Elle avait grandi dans un univers où seul l’intellect comptait : son père valorisait son intelligence, l’école récompensait ses résultats, les compliments concernaient toujours son esprit. Les émotions, elles, n’avaient aucune place.

Découvrir qu’elle avait des émotions, apprendre à les écouter, fut une révélation.
Elle confia que cela l’avait rendue plus humaine, plus vivante, et qu’en se reconnectant à ses ressentis, son besoin de se réfugier dans la nourriture avait diminué.

Elle réalisa aussi qu’elle s’était crue empathique toute sa vie, alors qu’en réalité, elle jugeait sans cesse les autres. Elle projetait des étiquettes, parfois avec un sentiment de supériorité. Le groupe lui avait permis de tomber ce masque et de se laisser toucher par des récits qu’elle jugeait au départ futiles.

À la fin, elle affirma se sentir libérée, apaisée, profondément reconnaissante.
« On entre comme des enfants, et on en sort grandi », conclut-elle.

Ce témoignage illustre combien nos opinions peuvent masquer la rencontre authentique avec soi-même et avec les autres.
Mais il pose aussi une question centrale : à quoi servent nos opinions si elles nous enferment au lieu de nous libérer ?

Introduction

Nous passons nos vies à juger, à commenter, à donner notre avis.
Dans les familles, au travail, entre amis, et plus encore sur les réseaux sociaux, chacun s’exprime sans cesse.

Mais au fond, pourquoi ce besoin ?
La philosophie, depuis Socrate, et les neurosciences contemporaines convergent pour nous rappeler une vérité dérangeante : nous ne comprenons pas grand-chose, ni à la vie, ni aux autres, ni même à nous-mêmes.

Si tout nous échappe à ce point, pourquoi déployons-nous tant d’énergie à défendre nos opinions ?
À quoi servent-elles vraiment ?

Peut-être nos opinions ne sont-elles pas d’abord des affirmations de vérité, mais des tentatives de consolation face à notre vulnérabilité.
Elles seraient comme des béquilles pour traverser le vertige de l’existence.

1. La vie reste un mystère — de Socrate aux neurosciences

« Je sais que je ne sais rien. » Cette formule de Socrate a traversé les siècles.
Elle n’est pas une résignation, mais une méthode : reconnaître ses limites pour rester ouvert à l’expérience.

Socrate ne cherchait pas à accumuler des certitudes, mais à dialoguer, à questionner.
Admettre qu’on ne comprend pas la vie était, pour lui, la condition même d’une vie philosophique.

Les neurosciences confirment cette intuition antique.
Daniel Kahneman a montré que nos perceptions sont biaisées, que notre cerveau simplifie pour ne pas être submergé.
Nous croyons saisir le réel, mais nous n’en captons que des fragments.

Plus radical encore, Benjamin Libet a prouvé que nos décisions motrices précèdent notre conscience.
Autrement dit, nous croyons décider alors que le cerveau a déjà agi.
Ce que nous appelons liberté est en partie une reconstruction.

Nietzsche, plus tard, a repris à sa manière cette idée.
Il rappelait que « les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont ».
Nos opinions sur le monde nous donnent l’impression de maîtriser, mais elles ne sont que des images provisoires, des interprétations.

Camus, de son côté, voyait dans ce constat une source d’absurde.
La vie est incompréhensible, et pourtant nous ne cessons de chercher à lui donner un sens.
Nos opinions seraient alors une façon de supporter l’insoutenable, de mettre des mots sur ce qui échappe.

2. L’illusion de se comprendre soi-même

On pourrait croire qu’au moins, nous nous connaissons nous-mêmes.
Pourtant, Freud a bouleversé cette illusion.

Il montra que nos actes sont gouvernés par l’inconscient, par des désirs et des refoulements dont nous n’avons pas conscience.
Ce que nous croyons décider librement est souvent l’effet de blessures anciennes.

Les neurosciences ont prolongé ce constat.
Elles révèlent que nos choix sont influencés par nos émotions avant même que nous les rationalisions.
Nos opinions sur nous-mêmes sont donc des récits, pas des vérités.

Montaigne avait pressenti cette fragilité : « Nous sommes, je ne sais comment, doubles en nous-mêmes. »
Nous jonglons avec nos contradictions, nous nous bricolons une cohérence provisoire.

Nietzsche invitait à « devenir ce que l’on est ».
Formule paradoxale : comment devenir ce que nous sommes déjà ?
C’est bien que notre identité échappe à toute définition fixe.

Camus voyait dans ce besoin de cohérence une réaction à l’absurde.
Nous nous racontons des histoires pour tenir debout, même si elles ne sont pas vraies.

Cyrulnik confirme dans ses travaux sur la résilience que nous avons besoin de récits pour survivre au chaos.
Nos opinions sur nous-mêmes jouent ce rôle : elles apaisent, elles donnent forme à l’indicible.

 

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3. Les autres, éternels inconnus

Si nous ne nous comprenons pas nous-mêmes, que dire des autres ?
Pourtant, nous les jugeons sans cesse : « il est arrogant », « elle est fragile », « ils sont égoïstes ».

Socrate invitait déjà à interroger plutôt qu’à juger.
Et Pyrrhon — que Nietzsche admirait — recommandait la suspension du jugement : ne pas prétendre savoir ce que l’autre pense ou ressent.

Freud expliquait que nous projetons sans cesse sur les autres nos propres conflits intérieurs.
Nous croyons les comprendre, mais nous les transformons en écrans de nos désirs.

Camus, dans L’Étranger, illustre cette distance irréductible : Meursault reste un mystère pour ceux qui l’entourent.
Chaque personnage a une opinion sur lui, mais personne ne le saisit.

Cyrulnik, à travers la notion d’attachement, montre que nous avons besoin de catégoriser pour ne pas être submergés.
Nos jugements rapides sont des protections contre la vulnérabilité.

Nietzsche allait plus loin : nos opinions sur les autres traduisent souvent une volonté de pouvoir.
En les enfermant dans des étiquettes, nous cherchons à réduire ce qui nous échappe.

Mais autrui reste un mystère.
Et nos opinions, loin de le dévoiler, ne parlent en réalité que de nous.

4. Nos opinions, une tentative de maîtrise

Pourquoi alors tenons-nous tant à nos opinions ?
Parce qu’elles nous rassurent.

Nietzsche disait que « les convictions sont des prisons ».
Nous nous y enfermons parce que le vide nous angoisse.

Camus parlait du besoin de sens : face à l’absurde, nous inventons des histoires.
Nos opinions sont ces histoires.
Elles ne disent pas ce qui est, mais elles nous permettent de vivre malgré l’incompréhensible.

Freud verrait là un mécanisme de défense.
L’opinion est comme une rationalisation : elle justifie, elle donne l’illusion d’un contrôle.

Les neurosciences montrent que l’incertitude est douloureuse.
Le cerveau préfère une explication fausse plutôt que pas d’explication.
Nos opinions réduisent l’angoisse en offrant une carte simplifiée du monde.

Cyrulnik confirme : raconter est une manière de survivre.
Nos opinions sont des récits de survie, pas des révélations de vérité.

5. Suspendre le jugement pour mieux vivre

Faut-il alors rejeter nos opinions ?
Non : mais il faut apprendre à les tenir plus légèrement.

Socrate nous invite à questionner plutôt qu’à affirmer.
Freud ouvre l’espace analytique où l’on suspend le jugement pour laisser advenir l’inconscient.
Nietzsche appelle à transformer ses convictions en forces vives plutôt qu’en prisons.
Camus nous rappelle qu’accepter l’absurde ne signifie pas renoncer à vivre.

Dans nos groupes, nous proposons un exercice simple : trois jours sans juger, sans chercher à comprendre.
Cet exercice apaise, libère, reconnecte aux émotions.

Le témoignage de la participante en début d’article l’illustre : en déposant ses jugements, elle a découvert ses émotions, elle a rencontré les autres autrement, elle s’est rencontrée elle-même.

Cyrulnik dirait qu’elle a trouvé un récit plus souple, capable d’intégrer ses émotions sans les écraser sous des étiquettes.

Suspendre le jugement n’est pas renoncer à penser, c’est créer un espace de respiration intérieure.

6. L’opinion comme outil, pas comme prison

Alors, faut-il se méfier de toute opinion ?
Pas forcément.

Les opinions ont leur utilité : elles orientent nos choix, structurent nos débats, donnent une direction.
Mais elles doivent rester souples, révisables, conscientes de leurs limites.

Nietzsche nous rappelle qu’elles deviennent prisons lorsqu’elles se rigidifient.
Camus ajoute que l’homme lucide est celui qui accepte l’absurde sans s’y résigner.
Freud montre qu’il faut déchiffrer derrière l’opinion la défense qu’elle cache.
Cyrulnik enseigne que le récit peut soigner, à condition d’être vivant, ouvert, évolutif.

Nos opinions ne doivent pas prétendre dire la vérité, mais nous aider à naviguer.
Elles sont des cartes temporaires, pas le territoire.

Conclusion

Nous ne comprenons ni la vie, ni les autres, ni nous-mêmes.
Socrate l’avait vu, Nietzsche l’a radicalisé, Freud l’a théorisé, Camus l’a éprouvé, Cyrulnik l’a observé.

Nos opinions ne révèlent pas le réel.
Elles nous protègent du vertige de l’inconnu.
Elles sont des récits qui nous rassurent, qui nous aident à survivre.

Mais elles deviennent prisons lorsqu’elles se figent.
Elles libèrent lorsqu’elles restent légères, provisoires, vivantes.

Comme le montre le témoignage de cette participante, suspendre le jugement permet de retrouver ses émotions, de rencontrer l’autre plus authentiquement, de se rencontrer soi-même.

Peut-être est-ce cela, la vraie fonction des opinions : nous rappeler qu’elles ne disent pas la vérité, mais qu’elles nous tiennent debout le temps d’apprendre à vivre sans certitudes.

Et, comme le suggérait Camus, même au cœur de l’absurde, il reste possible de vivre pleinement, lucide et libre.

  • Socrate (470–399 av. J.-C.)
    Philosophe grec, considéré comme le père de la philosophie occidentale. Connu pour sa méthode du questionnement et sa formule « Je sais que je ne sais rien », rapportée par Platon.
  • Friedrich Nietzsche (1844–1900)
    Philosophe allemand, critique de la morale et des certitudes. Dans Par-delà le bien et le mal (1886) et Ainsi parlait Zarathoustra (1883–1885), il dénonce les convictions rigides comme des prisons et invite à créer ses propres valeurs.
  • Sigmund Freud (1856–1939)
    Médecin et fondateur de la psychanalyse. Dans L’interprétation des rêves (1900) et Introduction à la psychanalyse(1916), il met en évidence l’inconscient, montrant que nos pensées et comportements sont gouvernés par des forces cachées.
  • Albert Camus (1913–1960)
    Écrivain et philosophe français, prix Nobel de littérature. Dans Le Mythe de Sisyphe (1942) et L’Étranger (1942), il explore l’absurde et la nécessité d’accepter le non-sens de la vie pour mieux la vivre.
  • Boris Cyrulnik (né en 1937)
    Neuropsychiatre et éthologue français. Connu pour ses travaux sur la résilience, notamment dans Un merveilleux malheur (1999) et Les vilains petits canards (2001). Il montre comment les récits et les liens humains permettent de survivre au chaos.

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