Un jeu de rôles pour s’affirmer
Auteure de l'article : Catherine Hervais,
psychologue spécialisée dans l'addiction alimentaire
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Les gens hypersensibles sont tellement interpellés par leurs tensions internes et par les discours négatifs qu'ils se tiennent à eux-mêmes, que, bien souvent, ils ne prennent pas réellement l'autre en compte. Ou alors ils le font mais sans être eux-mêmes totalement connectés et de ce fait ils sont rarement en synchronisation réelle. Quand ils communiquent, ils écoutent davantage leurs schémas anxiogènes de pensée qu'ils n'essayent d'être attentifs à ce que l'autre peut ressentir. Par peur de déplaire ils ont tendance à s'excuser souvent, à remercier même quand on ne leur donne rien et à faire des cadeaux par reconnaissance de l'attention qu'on leur porte. Dans leur vie familiale ou amoureuse, ils sont en alternance soit désespérément en quête d'un contact fusionnel, soit dans l'évitement (dès qu'ils se sentent oppressés, c'est à dire très souvent). Ils peuvent être performants dans leurs relations professionnelles parce que l'émotion n'est pas prise en compte, mais ils ont du mal à communiquer dans leurs relations intimes. Par peur d'être envahis, ils deviennent vite fuyants ou violents. Par peur d'être laissés pour compte ils peuvent harceler, ou, paradoxalement, rompre brutalement et définitivement.
Alexandra avait déjà fait beaucoup de progrès depuis un an dans sa psychothérapie de groupe. Maintenant, elle s'efforce de n'être ni fuyante ni agressive, elle évite de juger les gens et quand ils font quelque chose qui ne correspond pas à ses valeurs, elle ne se sent plus transpercée en plein coeur comme auparavant. Elle ne réagit plus en fonction de ce qu'elle croit comprendre des autres, mais elle prend soin de vérifier si ce qu'elle a perçu est bien ce qui a été dit ou fait.
Ses efforts relationnels ont réellement changé les choses dans sa vie. Elle se pose moins de questions, laisse les gens penser ce qu'ils veulent et ne se sent plus tout le temps obligée de leur plaire. Le bénéfice de ces changements a clairement fait grimper l'estime qu'elle a d'elle-même dans la mesure où elle sent qu'elle maîtrise à présent un peu mieux sa vie. De ce fait la courbe de ses émotions, ne descend plus aussi bas, même si elle monte toujours aussi haut. Et, cerise sur le gâteau, l'obsession de la nourriture a disparu. Elle a encore envie de manger trop, mais moins souvent et plus d'aussi grandes quantités. Elle se fait encore vomir après avoir trop mangé parce qu'elle ne veut pas grossir mais depuis qu'elle a le sentiment de mieux gérer sa vie relationnelle et ses émotions, la nourriture, pour elle, n'est plus une addiction mortifère comme avant dans la mesure où cela ne plus prend plus beaucoup la tête.
Il n'empêche que la vie amoureuse reste encore pour elle une épreuve très compliquée. Si elle commence à se sentir enfin sur terre, elle n'a pas encore suffisamment vaincu ses peurs de ne pas être à la hauteur dans sa toute récente relation avec le garçon qu'elle vient de rencontrer il y a quelques mois. Lui aussi était très séduit par elle au début. Il lui avait d'ailleurs dit que jamais il n'avais encore jamais aussi bien fait l'amour avec une femme. Elle voulait bien le croire. Physiquement, entre eux, c'était électrique. Pour la première fois, avec lui, elle a ressenti les fameux « papillons dans le ventre » dont elle ne connaissait jusqu'ici que l'expression.
On dit parfois que quand l'amour va, tout va. Et pourtant non. Il la trouvait trop réservée. Il disait qu'il lui manquait quelque chose chez elle, qu'elle ne s'exprimait pas assez. Elle ne comprenait pas, parce que, de son côté, avec lui, elle s'était toujours sentie légère et joyeuse. Elle le croyait heureux puisqu'elle l'était, elle. Mais bien qu'elle ne comprenne pas, ce que lui avait dit le jeune homme résonnait avec un reproche que sa famille, ses amis, ses anciens petits amis lui ont souvent fait: on la trouvait trop réservée. Elle ne voyait pas comment être autrement, mais elle était prête à sortir de sa réserve, a tenter de s'affirmer davantage, avec l'espoir de réussir à retenir ce jeune homme qui voulait tout arrêter.
Elle pensa alors profiter de la la thérapie pour s'atteler à faire tomber les derniers bastions de ses peurs qui l'empêchaient de lâcher prise dans sa vie relationnelle. Elle savait que dans les groupes, plus que dans l'individuel, on pouvait s'exercer à être de plus en plus soi-même, sans masque, en étant très attentif à la forme, c'est-à-dire ni intrusif ni distant. Elle avait pu le constater sur les gens qu'elle avait rencontrés: les personnes timides prenaient de l'assurance rapidement et celles qui étaient trop "cash" gagnaient en douceur avec le temps. Elle savait que s'il y avait un endroit où elle pourrait apprendre à lâcher prise avec sa réserve, ce serait dans les groupes de thérapie en se confrontant avec authenticité à d'autres gens. Elle savait que c'était un lieu idéal pour s'exercer s'exprimer davantage. Elle était décidée à forcer son tempérament pour faire sauter toutes les chaînes qui l'empêchaient encore aujourd'hui de s'exprimer librement.
Ce jour là, le deuxième jour du groupe, elle avait décidé de prendre la parole pour attaquer son problème de timidité à bras le corps. Hier, elle a tenté de parler de son problème amoureux, mais personne n'a réagi, ni le groupe, ni la thérapeute et tout est finalement tombé à plat. Aujourd'hui elle voulait vraiment aller au bout de son histoire. Elle avait besoin qu'on l'écoute, qu'on l'aide à comprendre ce qui lui manque pour que son histoire d'amour réussisse. Si elle avait une chance, elle voulait la tenter aujourd'hui. Elle était prête, cette fois, à se lancer dans le vide pour réussir à extérioriser ce qui ne voulait pas sortir d'elle-même et qu'elle ne connaissait pas encore. Alors ce dimanche matin, bien qu'on ne lui propose pas la parole, elle prend son courage à deux mains et se lance.
Comme d'habitude il y avait beaucoup de monde, entre vingt cinq et trente personnes, presque que des femmes. La plus jeune avait 14 ans et la plus âgée avait 65 ans. En revanche il n'y avait que deux hommes, 27 ans et 55 ans. Bien que personne ne parlait vraiment de ce qu'il faisait dans la vie, on devinait qu'à eux tous ils rassemblaient une grande variété d'activités sociales: de l'étudiante surdouée à la mère de famille, en passant par le prof de fac, la nounou, le médecin, la juriste, ainsi que des personnes sans emploi qui ne peuvent plus sortir de chez eux et qui ne réussissent qu'à manger du matin au soir et à dormir… Chaque personne a un univers bien à elle, avec ses talents et ses difficultés propres mais toutes ont en commun une addiction alimentaire et surtout, malgré quelques personnalités très affirmées, une impossibilité à être suffisamment soi-même.
Alexandra se sent toute petite en face des participants qui savent prendre la parole avec aisance et qui semblent ne jamais douter d'eux-mêmes. Elle envie leur capacité à parler avec aisance même si elle sait que eux aussi, comme elle, sont partiellement à côté d'eux-mêmes. Elle respire à fond et dit, avec un sourire un peu gêné et une voix aussi affirmée que possible. « J'essaye de parler fort, de donner un peu de vigueur à ma voix. On a du mal à m'entendre généralement quand je prends la parole »
— La thérapeute : « tu as l'impression que je ne vais peut-être pas t'entendre ?»
(Dans les groupes de thérapies où l'on se penche sur les aspects les plus intimes de sa vie et de ses ressentis, l'usage est généralement au tutoiement. La thérapeute tutoie spontanément et les participants sont libres d'utiliser le tu ou le vous selon leur gré).
—Alexandra : « Oui et pas seulement toi mais le groupe aussi ».
Ne se souvenant pas de ce que Alexandra avait dit hier, la thérapeute lui demande d'en reparler un petit peu. Alexandra résume son histoire avec ce garçon qui lui plaît énormément et qui l'a quittée en lui disant qu'elle était magnifique, qu'il n'a jamais aussi bien fait l'amour avec une femme qu'avec elle mais que quelque chose en elle lui manquait. Mais, ajoute Alexandra, aujourd'hui ce n'est pas de cela uniquement dont elle veut parler, c'est de sa difficulté à s'affirmer d'une manière générale. « J'ai envie d'arriver à avoir une voix qui tient dans l'espace » dit-elle.
— La thérapeute : « ce n'est peut-être pas ta voix qui pose problème. Là, tout de suite, tu parles suffisamment fort. Mais le problème c'est plutôt dans ta façon de parler. Tu souris tout le temps et ça me fait sentir que tu prends toi-même du retrait par rapport à ce que tu dis. Tu me donnes l'impression de ne pas être tout à fait là. Si nous n'étions pas dans un groupe de thérapie mais dans la vie et si j'étais ton interlocuteur, je ne te sentirais pas investie dans ta prise de parole et je n'aurais pas vraiment envie de tendre l'oreille. C'est sans doute pour cela aue je n'ai pas réagi hier à ce que tu as dit. J'ai un vague souvenir de t'avoir entendue parler, et en même temps, je n'ai pas senti que tu parlais de quelque chose auquel tu accordais beaucoup d'importance. Quand on parle, on s'engage en quelque sorte. Et toi, quand tu parles, je sens davantage ta réserve que ton engagement. Si tu fais la petite fille gentille, socquettes blanches, sourire gêné, tu provoques peut-être dans ta vie ce que tu provoques ici chez moi: les gens n'ont pas spontanément envie de te tendre l'oreille.
Alexandra semble écouter attentivement puis reste silencieuse. Au bout d'un instant, toujours avec son petit sourire timide, elle murmure qu'elle ne sait pas quoi dire, qu'elle se sent "complètement inhabitée", qu'elle est désolée.
La thérapeute lui demande alors de regarder les participantes du groupe autour d'elle et de voir si quelqu'un lui inspire quelque chose.
Elle répond qu'elle a envie de remercier Stephanie de l'avoir écoutée pendant la pause du groupe et de l'avoir encouragée à prendre la parole.
La psy lui demande de se placer devant Stephanie, de s'adresser à elle et de le lui dire ce qu'elle ressent les yeux dans les yeux.
Alexandra s'exécute:
— Alexandra: « Tu m'as vraiment aidé à libérer quelque chose et je t'en remercie ».
—La psy (après l'avoir observée attentivement): "ton petit sourire est toujours là, tes yeux ne regardent pas vraiment. Tu penses peut-être ce que tu dis, mais tu n'a pas vraiment l'air touchée en le disant et donc la personne à qui tu t'adresses ne t'entendras peut-être as vraiment". Stephanie, la jeune femme à qui elle s'est adressée, confirme.
Alexandra s'attriste de ne pas réussir à faire passer son émotion. La thérapeute lui propose de recommencer. Alexandra reste un moment sans parler, comme si elle ne voyait pas comment elle pouvait s'y prendre, comme si elle abandonnait la partie. La thérapeute lui dit que si elle n'y parvient pas aujourd'hui, ce n'est pas grave, elle recommancera dans la journée ou à un autre groupe.
— Alexandra: «Je vais essayer de le dire, dit-elle, mais autrement. Reprends-moi dès que je perds le fil, c'est important pour moi d'arriver à être là et à vous faire passer un message, à toi et au groupe. Donc dis-moi si je n'y arrive pas », dit-elle sans se départir de son sourire timide et de son regard qui a du mal rencontrer celui de la thérapeute.
Elle regarde Stéphanie dans les yeux et s'adresse à elle en se donnant à fond et en exprimant tout ce qu'elle ressent: « T'es incroyablement accueillante dans ta façon d'être et tu m'as aidée à libérer tout ce que j'avais de coincé à l'intérieur de moi ».
Cette fois la thérapeute la félicite. « C'est magnifique ce que tu viens de faire là! Cette fois tu n'as pas esquivé le contact. Tu y a mis tout ton coeur, ton visage s'est animé, tes yeux avaient une expression différente, intense, convaincante. Quand tu parles avec ce regard là, je sens que tu ne parles pas qu'avec ta tête, que tu parles avec tout toi et je ne serais pas étonnée que Stéphanie le sente aussi.»
Stéphanie est d'accord.
Alexandra reconnaît que cette fois elle s'est vraiment sentie là en le disant. Elle demande à la thérapeute, mais sur le ton d'avant, absent, pas vraiment là : «Tu penses que si j'avais réussi à parler comme ça au garçon qui me plaisait, il ne serait peut-être pas parti?»
La psy lui demande de reposer la question, mais avec un ton de voix et une expression de visage plus impliqués, en en lui parlant vraiment comme elle l'a fait à Stephanie la seconde fois. "Parce que", dit-elle quand tu t'adresses à moi comme ça tu ne me donnes pas vraiment envie de communiquer avec toi. J'entends à peine ce que tu dis. »
Alexandra plante ses yeux dans ceux de la thérapeute et repose la question en étant attentive à être vraiment bien présente en parlant. Son regard devient alors expressif et son visage beaucoup plus vivant.
À en juger au sourire de la thérapeute, Alexandra sait qu'une fois de plus elle a réussi à établir un vrai contact. La psy s'adresse aux autres participants du groupe: « qui a vu la différence d'expression d'Alexandra quand elle est vraiment là ou quand elle n'est pas tout à fait là? »
Plein de mains se lèvent. Pour ceux qui n'ont pas levé la main et qui n'ont pas vu de différence la psy propose de filmer le visage d'Alexandra en gros plan. Et elle demande à Alexandra de lui reposer la question en reprenant son expression réservée.
Sans répondre à la question, la psy lui demande à nouveau de reposer la question mais cette fois en s'impliquant totalement dans ce qu'elle dit.
Alexandra plante alors ses yeux dans ceux de la thérapeute à nouveau, et repose la question avec un visage qui s'anime et une voix plus expressive qui laisse passer son émotion. Comme un musicien qui sait quand il tient la juste tonalité, Alexandra sent qu'elle a réussi et rosit de plaisir. La psy la félicite chaleureusement et demande aux participantes si tout le monde à bien vu la différence. Il reste encore une ou deux personnes qui n'ont pas perçu les deux différentes expressions d'Alexandra. La psy demande alors encore une fois à Alexandra de recommencer pour ces deux personnes-là. Alexandra le fait bien volonté, consciente que la répétition renforce l'expérience tout en lui permettant de bien identifier ce qui se passe en elle quand elle parle avec sa réserve habituelle et quand elle parle avec toute elle-même.
La thérapeute montre alors le film de son visage en gros plan dans ses deux modes de communication et en voyant la séquence, Alexandra comprend mieux que ce que peuvent vivre ses interlocuteurs lorsqu'elle ne s'affirment pas.
« Tu vois » dit la thérapeute à Alexandra, « maintenant tu sais faire et tu as la clef pour donner aux gens l'envie de t'écouter, d'être avec toi ».
Le visage d'Alexandra s'illumine et se détend tout à fait. Elle reste un moment silencieuse savoure intérieurement sa victoire.
Le problème des gens qui ne peuvent pas vivre sans une addiction c'est la difficulté dans la relation aux autres, difficulté due à des vulnérabilités identitaires. Alexandra avait jusqu'ici un style relationnel évitant. Elle ne faisait que croiser les gens, sans doute parce qu'elle ne se savait pas capable de les rencontrer. L'avenir dira si l'exercice qu'elle vient de faire va orienter différemment sa posture lors de,sa relation aux autres. Mais l'expérience démontre que c'est habituellement le cas.
Avec des personnes qui, comme Alexandra ne se sentent pas habitées par elles-mêmes, les mises en situation relationnelles dans les groupes permettent, en réussissant à se connecter vraiment aux autres, de réussir à se connecter en même temps vraiment à soi. Comme s'il était nécessaire d'avoir un contact véritable avec les autres pour se sentir aussi en contact avec soi.
Cela, au fond, n'a rien d'étonnant. Grâce aux recherches de la psychanalyse et de la psychologie clinique, nous savons que le petit enfant ne se sent vraiment exister que lorsqu'il a d'abord su rencontrer sa mère, pas seulement comme objet nourricier auquel il faut absolument rester accroché mais en tant qu'une personne différente, suffisamment sécurisante et accessible. Il est nécessaire que le bébé se sente suffisamment sécurisé par la personne nourricière pour accepter de le lâcher sans pour autant redouter de la perdre et de ce fait pour ne plus s'agripper à elle.
Malgré toute la bienveillance et toute l'attention de la mère, il peut arriver à la suite de facteurs extérieurs ou internes (neurophysiologiques) que l'enfant ne puisse pas accéder à un sentiment de sécurité suffisant. Si c'est le cas, l'enfant pourrait ressentir un sentiment d'insécurité sans sa vie relationnelle tout au long de sa vie.
C'est sans doute, entre autres choses, cette étape primitive de la relation à l'autre qui se rejoue dans les groupes: je suis moi, tu es toi et si je te regarde avec bienveillance sans chercher à te fuir et sans m'accrocher à toi non plus, nous pourrons alors peut-être alors vraiment nous rencontrer.
Lorsque ce sera le cas pour Alexandra, son ami aura alors peut-être envie de rester.
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Commentaires
Aujourd'hui encore j'ai du mal à partager celle que je suis . Si habituée à être quelqu'un qui n'est pas moi.. je ne sais plus
Encore