Comprendre pour guérir

MAI-2015 Catherine Hervais a été interviewée par Karine Le Marchand sur France 5 dans l’émission  « On n’est pas que des parents ». Psychologue co-fondatrice de boulimie.fr, auteur de « Les Toxicos de la Bouffe », (éd Pocket poches Payot) et de « Vivre et communiquer avec un proche boulimique-anorexique », (éd. Dunod), elle explique que la boulimie-anorexie n’est que la partie apparente d’un problème d’identité.

{xtypo_quote_right}La boulimie, réflexe de survie, est une réponse (même si ce n’est pas la meilleure) à une angoisse profonde, elle-même reliée à un trouble de l’identité.{/xtypo_quote_right}Karine Le Marchand: Quelle définition vous pourriez donner à la boulimie ?
Catherine Hervais: Je crois qu’on peut voir la boulimie comme un réflexe de survie. Elle est habituellement regardée comme trouble du comportement alimentaire (TCA), mais j’observe dans ma pratique que ce TCA traduit en réalité un trouble de l’identité : même quand on réussit très bien sa vie sociale, on a peur du regard de l’autre, on ne sait pas qui on est, on a toujours peur de déplaire, on se sent vide, un vide qui fait mal, qui prend toute la place et qui ne s’apaise que lorsqu’on mange. La boulimie est donc la réponse (même si ce n’est pas la meilleure) à une angoisse profonde, elle-même reliée à un trouble de l’identité.

K. L. M.: La boulimie est-elle une maladie typiquement féminine ?
C. H.: Non, il y a aussi des hommes boulimiques mais ils sont moins nombreux que les femmes. Selon une étude du Journal Britannique de Psychiatrie qui date de 2005 il y aurait 18 femmes pour un homme. Chez l’homme la boulimie se vit exactement comme chez la femme (certains se font vomir, d’autres pas), avec le même sentiment de ne pas être à la hauteur, la même peur de déplaire, le même vide, la même souffrance au quotidien.

K. L. M.: Quels sont en général, les grands déclencheurs de cette maladie ?
C. H.: Généralement la boulimie commence à se manifester vers l’adolescence, au moment où on a besoin d’exister par soi-même et non plus à travers l’image de ses parents. Comme on se sent vide, on a peur de ne pas être à la hauteur et cela se focalise par le besoin de plaire, et notamment par le besoin de plaire avec son corps (d’où les préoccupations de silhouette : il faut ressembler aux plus beaux de ce monde, aux top-modèles notamment, sinon on déprime). La boulimie peut également se déclencher plus tard, lorsqu’on se retrouve dans une situation de solitude, par exemple lorsqu’on quitte le foyer des parents pour s’installer dans un lieu à soi, ou bien après un divorce, après la perte d’un être cher (même à 50-60 ans), c’est-à-dire lors d’une situation où il y a nécessité d’affirmer son identité en tant que personne autonome. Cela dit on voit également des enfants boulimiques de très jeune âge (probablement parce qu’ils se sentent déjà très seuls). C’était le cas de Guy Carlier, par exemple, qui raconte son histoire dans son livre : « Le Cœur au Ventre ».

K. L. M.: Symboliquement, qu’est-ce qui fait que la nourriture devient un refuge pour les malades ?
C. H.: Les personnes boulimiques sont dans un contrôle permanent, de l’alimentation (même si elles finissent toujours par craquer) et de leur image. Manger c’est le seul moment où elles sont elles-mêmes, où leur inconscient se lâche, où elles ne jouent pas. C’est généralement un moment solitaire d’ailleurs, même quand on « boulime » devant des gens, on n’est pas vraiment avec eux, on fait semblant, on est avec soi-même.) C’est peut-être finalement le seul moment où on est avec soi-même ! Symboliquement donc, la nourriture est un refuge, parce qu’on est enfin avec soi-même et parce que ça renvoie aussi à la sensation qu’on a connu quand on était nourrisson lorsqu’on avait la bouche pleine. La bouche pleine c’est la présence rassurante d’une mère idéale dont on a tout le temps besoin et qui serait tout le temps là.

K. L. M.: En quoi la boulimie peut-elle être différente des autres formes d’addiction ?
C.H.: Il n’y a pas vraiment de différence, on a le mental et le comportement d’un drogué. Sauf sur un point : je me suis rendue compte à travers ma pratique que la personne boulimique n’avait pas besoin d’un sevrage préalable, contrairement aux addictions à l’alcool et au drogues dures qui altèrent les capacités de réflexion et de jugement. Le fait qu’il n’y ait pas vraiment besoin de sevrage préalable rend la psychothérapie un peu moins difficile. Quand il faut se sevrer d’une addiction, ça rend très nerveux, très fragile et peu disponible à la psychothérapie. Avec la boulimie, on peut commencer par la psychothérapie. Et étonnamment, quand la psychothérapie marche, la boulimie s’arrête toute seule, sans effort de volonté, parce qu’il n’y a pas d’accoutumance à la nourriture une fois qu’on a « réparé » le manque de confiance en soi. (Bien sûr il y a des cas de boulimie où le sevrage est nécessaire : quand une personne se noie dans la nourriture, qu’elle ne sort plus de chez elle, qu’elle grossit d’une manière trop rapide, ou bien, au contraire, quand une personne boulimique se fait vomir tout le temps et maigrit de manière inquiétante.) Dans ce cas, évidemment, on passe d’abord par un service hospitalier et on fait la psychothérapie plus tard, quand la personne a plus de forces physiques et mentales.

K. L. M.: En quoi consiste exactement ce type de thérapies ?
C. H.: Ce type de thérapie s’inspire de la Gestalt thérapie et de la thérapie cognitivo-comportementale de Marsha Mc Linehan aux USA.
Contrairement à la psychanalyse qui se réfère au passé, et à la thérapie cognitivo-comportementale classique de la boulimie qui s’appuie d’abord sur un réapprentissage de l’alimentation, ce type de thérapie ne s’occupe pas d’alimentation et se réfère peu au passé. On cherche avant tout à découvrir qui on est vraiment dans le présent. Le fait d’être en groupe pendant plusieurs heures, quelque fois plusieurs jours, permet de ressentir des choses, de ressentir des émotions. Ces émotions, on apprend à les identifier et ensuite à les exprimer. Ce n’est pas dans l’intellect, on n’est pas là pour réfléchir, on est là pour ressentir. On s’exerce par exemple à dire à quelqu’un en le regardant dans les yeux : moi je ressens telle chose, même si ça parait bête. On apprend à devenir soi, malgré le regard des autres. On apprend à devenir une grande personne, c’est-à-dire quelqu’un qui ne fuit pas et qui n’agresse pas non plus. On ne chasse pas pour autant son « enfant intérieur », mais on l’écoute, on lui donne la parole. C’est confrontant, assez difficile, ça demande parfois de prendre le risque de ne pas plaire et en même temps c’est jubilatoire, parce qu’on se sent très vite exister. Assez rapidement, même si on ne se plaît pas physiquement, on découvre qu’on peut avoir de l’estime pour soi. En somme, très vite le vide se remplit d’estime de soi, les angoisses se calment et on a de moins en moins besoin de se réfugier dans la nourriture.

K. L. M. : Quel est son taux de réussite ?
C. H.: Une statistique est en cours qui donnera des chiffres précis. Pour l’instant je ne pourrai vous donner qu’une estimation subjective. Autant que je puisse m’en rendre compte, une forte majorité des personnes s’en sortent avec ce type d’approche. Il faut de la patience, bien sûr et le courage de se remettre en question.

K. L. M.: Existe d’autre moyens de s’en sortir ?
C. H.: La thérapie intensive de groupe avec les toxicomanes et les alcooliques a déjà fait ses preuves depuis longtemps aux Etats-Unis dans des centres très connus comme par exemple le Betty Ford Center. A Malibu, en ce moment, une clinique privée très huppée ne propose pas de groupes (sans doute parce qu’elle est fréquentée par des stars et pour préserver l’anonymat celles-ci, mais elle insiste sur la nécessité de faire une thérapie intensive à raison de 65 séances individuelles par personne et par mois. En ce qui concerne l’addiction boulimique je pense bien sûr que le côté intensif est très important mais je pense aussi néanmoins que les meilleurs résultats sont obtenus en groupe. Ecouter les autres, ça permet très vite de voir des choses en soi qu’on n’aurait probablement pas vu tout seul, même aidé par un thérapeute. Ça permet de s’entraîner à avoir moins peur du regard de l’autre. Ça permet de s’entraîner à être soi. Boris Cyrulnik dans un de ses livres a une formule qui me paraît très juste, il dit qu’on ne peut être soi que face à l’autre. .

K. L. M. : Comment est-ce qu’on peut convaincre les boulimiques de notre entourage à se prendre en charge ?
C. H.: Je crois qu’il y a toujours un moment où la détresse est plus intense et où la boulimique est réceptive à l’information. Ce que peut faire l’entourage c’est de savoir saisir ce moment pour transmettre les informations qui faciliteront l’accès à une thérapie. Il y a des livres, des sites internet. Boulimie.fr par exemple qui informe de ce qu’est réellement la boulimie, c’est à dire un problème d’identité. Ça permet de gagner du temps quand on croyait que c’était un problème de volonté.

K. L. M. : Pourquoi est-ce si difficile d’accepter de se faire soigner ?
C. H.: Je ne sais pas, peut-être parce qu’on croit qu’on va s’en sortir tout seul avec le sevrage et la volonté. Les boulimiques ne manquent pas de volonté, elles en ont parfois beaucoup dans d’autres domaines (elles manquent de motivation mais pas de volonté). Elles sont parfois capables de tenir un sevrage très longtemps. Elles sont capables de perdre trente kilos pour les reprendre un peu plus tard. Mais à un moment donné elles finissent par se rendre compte que le sevrage ne guérit pas de l’obsession de la nourriture et que même, au contraire, il la renforce.

L. M.: Qu’avez-vous envie de conseiller à Isabelle pour l’aider à s’en sortir ?
C. H.: Je lui conseille de s’attaquer directement à ses problèmes de personnalité dans une thérapie de groupe, si possible, même si les participants ne sont pas tous boulimiques. Encore une fois, le sevrage c’est bien pour faire une pause respiration, une pause santé, quand on se noie dans la bouffe à ne plus pouvoir sortir de chez soi. Mais je ne pense pas que ça apporte une libération sur du très long terme. Je le redis : on ne guérit pas d’une obsession par l’abstinence.

K. L. M.: À quel moment, on considère que la boulimie est derrière nous ?
C. H.: Quand on n’est plus obsédé par la nourriture, quand on se sent dans la vie, dans une fluidité relationnelle avec les gens et quand on devient, pour sa famille, agréable à fréquenter. Bien sûr on garde une fragilité émotionnelle, on est né comme ça, mais c’est beaucoup moins qu’avant la thérapie et ça dure moins longtemps. Il peut arriver parfois, dans des moments de grand stress d’avoir à nouveau recours à la boulimie. Mais ce ne sont que des boulimies de « confort ». Les quantités ne seront plus les mêmes, les fréquences non plus.

K. L. M.: En général, au bout de quels délais la guérison intervient-elle ?
C. H.: En moyenne deux ans. Parfois plus. Selon mon expérience dans un groupe de thérapie intensive, c’est à dire avec des séances de beaucoup plus de deux heures par semaine cela va bien plus vite qu’en thérapie individuelle. Je crois qu’il faut foncer, accepter d’être soi-même et de ne plus chercher à tout prix à plaire à l’autre. Jane Fonda, dans le livre autobiographique qu’elle a écrit en 2005 dit qu’elle n’osait pas être totalement elle-même avec son mari (elle avait soixante ans !) Elle dit que cela lui a pris deux ans pour oser être elle-même. Elle dit qu’il n’a pas supporté ce qu’elle était devenue et qu’il parti. Mais elle conclut dans ce livre qu’elle préfère aujourd’hui être seule et authentique que avec quelqu’un, dans le mensonge.

Jean-Pierre B.

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