La journée d’une boulimique

La journée d'une boulimique« Tant de soleils gâchés , de rendez vous manqués, d’amitiés enterrées, d’amours rejetées, d’argent gaspillé, d’énergie bousillée, de potentiel ignoré, de sourires faussés, de mensonges forcés, de masques portés, de coeurs brisés, de mains tendues refusées, de souffles étouffés quand viendra le moment ou je rendrai le dernier … »

Eve, l’auteur de ces mots, est chroniqueuse à la télévision. Beauté insolente du haut de ses 23 ans, elle impressionne tous ceux qui la croisent. Qui penserait à la voir en apparence si victorieuse qu’elle se batte très fort pour souffrir le moins possible ?

Derrière la boulimie se cache un problème d’identité qui se traduit parfois seulement par un grand manque de confiance en soi, et parfois par une sensation oppressante de vide et d’ennui. Tandis que certains se sécurisent en se raccrochant à un parent ou un(e) partenaire, nombreux sont ceux qui ont besoin de se lancer dans des activités extrêmes pour se sentir en vie. Camille a escaladé la plus haute montagne du monde avec deux de ses amis. Pauline a parcouru la forêt amazonienne toute seule pour étudier une danse tribale qu’elle adore. Arthur a monté trois entreprises. Elise a traversé l’atlantique sur un voilier avec trois autres personnes. Lady Diana a conquis le Prince Charles, puis le reste du monde…

Eve, quant à elle, n’a encore qu’une toute petite chronique à la télé mais rien sans doute ne l’arrêtera pour atteindre les buts qu’elle s’est fixés. Mais que la vie est dûre en même temps ! Ecoutons-la nous raconter sa journée:

« Ce matin j’ouvre les yeux pleine d’espoir et bien déterminée a faire de ce jour une victoire. Après ma crise longue et fatigante d’hier soir, je me suis promis que c’était la dernière, que je devais passer désormais à l’action et retrouver mon mental de gagnante. Je me lève donc du bon pied avec l’envie de croquer la vie a pleines dents, au sens figuré cette fois-ci! Une certaine euphorie me gagne à l’idée d’accomplir toutes ces tàches que je me suis fixées, alors je profite de cette bonne énergie pour me faire belle, parée à affronter le monde du dehors.

Je connais des personnes boulimiques-anorexiques qui, seules ou en soirée, pour souffler, vont volontairement jusqu’au coma éthylique. Emmanuelle, jeune mariée depuis peu, est professeur de philosophie dans un lycée. Tout comme Jeanne, elle ne peut pas s’empêcher de boire, aussi bien dans la journée entre ses cours que le soir. Elle vit dans la peur du contact avec les autres, peur qui lui fait faire aussi d’énormes excès d’alcool quand elle sort. Elle recherche alors clairement la perte de conscience pour s’échapper un moment de cette vie qu’elle trouve si difficile. Il lui arrive aussi d’utiliser massivement des somnifères dans ce but. Elle s’est parfois retrouvée aux urgences pour « tentatives de suicide » alors qu’elle voulait simplement débrancher la machine un moment.

Je sors de mon appartement et dès mes premiers pas je remarque les regards sur moi tout en faisant mine de ne pas les voir. Je me fais draguer gentiment par des passants, mais je fais la sourde oreille, véhiculant probablement l’image d’une fille prétentieuse et inaccessible car je n’ai pas trouvé mieux pour me protéger de ces hommes qui semblent affamés.. Et je continue d’avancer!

Des filles me regardent aussi, mais je me demande ce qu’elles peuvent bien penser dans leur tête.. Pourtant je ne suis pas habillée de manière provocante..? Peut être regardent-elles mes joues un peu bouffies ou mes jambes un peu trop serrées dans mon jean..

Dans la foule une personne me bouscule. Je ressens un bouillonnement intérieur. Ce n’est pas comme si j’étais transparente avec mes talons et mon manteau rouge! Même pas d’excuses mais qu’importe, je n’extérioriserai pas ma colère pour si peu! Je prends sur moi, je passe au dessus et je continue de sourire, de marcher avec assurance tout en pensant à mille choses à la fois…

Puisque c’est la journée du courage je me lance dans les tâches administratives  une bonne fois pour toute ! Un monde fou à la poste, tant pis, je prends mon mal en patience pour en finir avec tout ce retard accumulé dans mes factures, et lettres à envoyer.

Le temps me parait tellement long, on s’ennuie ici, j’observe le monde qui attend devant moi et qui semble prendre cela avec détachement. Suis-je si différente des gens ou est-ce qu’ils font semblant comme moi? Qu’importe. Alors je les imite, tout en veillant à ce que la personne qui se rapproche de plus en plus de moi ne me passe pas devant car ce serait la goutte d’eau…

Une fois sortie de là, je me sens soulagée, une boule au ventre en moins. Finalement j’ai accompli mes tâches, j’en suis plutôt fière, mais maintenant il est midi.

Un nouveau cap à passer : celui de manger comme tout le monde. Mais je ne veux pas perdre de temps ou prendre le risque de craquer en ne parvenant pas à me contenter d’une assiette.

Je pars donc faire du sport afin de lutter intelligemment contre mon stress et puiser un peu dans mes graisses par la même occasion.. Je pense de plus en plus à ma chronique que je dois préparer rapidement pour mon passage à la télé ce soir, il va falloir que j’assure doublement car deux stars de cinéma renommées mondialement seront avec nous sur le plateau …

Mes deux heures de sport finies, je pars à la recherche d’une belle robe qui me mettrait en valeur tout en cachant mes fesses qui ont grossi. Beaucoup de mal à me décider, j’essaie des tas de vêtements, la musique très forte dans le magasin me fatigue, faire la queue va encore me faire perdre du temps et je ne fais toujours pas ma chronique. Dernière ligne droite. Ma robe et mes chaussures achetées, il me reste deux heures pour mettre sur feuille mon reportage.

L’adrénaline de la dernière minute me donne de l’inspiration comme s’il fallait que je sois dans de telles conditions pour être efficace. Devant cette montée en panique le besoin de manger se fait ressentir de plus en plus, je décide sagement de manger une pomme tout de même. Finalement ce sera 2 puis 3 et 4.. et ensuite pourquoi pas le fromage blanc qui me reste pour me remplir au moins une fois, et me soulager afin d’être plus détendue, et concentrée dans mon travail.

J’arrive finalement a la télé en courant, je dis bonjour, les yeux encore brillants, le ventre vide et la gorge acide d’avoir vomi. Je file au maquillage, tout en continuant de préparer ma chronique dans ma tête. On est content de me voir, on me complimente sur ma tenue, on me demande quoi de neuf? Je n’ai pas envie de parler, de devoir mentir en disant que tout va bien alors que c’est faux. Mais je n’ai pas le choix, je préfère avoir l’apparence d’une fille sans problèmes, sans failles, alors je joue une brillante comédie. Faire semblant d’assurer devant mes collègues, d’être au meilleur de moi-même, devant les téléspectateurs et devant ces deux grandes stars pendant 2 heures, après tout ce n’est pas la mer à boire!

Je fais mine d’écouter les conversations de mes collègues, je parviens à répondre aux questions que l’on me pose et pourtant je suis bel et bien sur ma planète panique-a-bord, et je n’ai qu’une obsession en tête : ne pas planter mon direct, un peu comme si je jouais ma vie. Une fois sur le plateau, je sens mon regard se plonger dans le vide. Je me ressaisis. Ça n’est pas le moment de sombrer malgré ma fatigue. J’ai peur que cela se voit, alors je prends la parole. Les hommes sur le plateau me titillent gentiment chacun leur tour. Je réponds a leurs provocations avec une répartie qui les prend de court et j’attaque subtilement pour ne plus être attaquée, pour avoir le dernier mot et présenter ainsi l’image parfaite de la femme de caractère que je veux montrer de moi.

Durant l’émission,  je n’arrive pas a lire ma feuille de brouillon au moment de parler a la télé. Finalement j’improvise, je séduis la caméra. Je m’arme d’humour pour ne pas être démasquée, je monopolise la parole au point que le présentateur ne peux plus m’arrêter. Mais démasquée de quoi au fait ? De cette peur immense d’échouer, d’être critiquée, d’être rejetée, d’être écrasée et réduite en miettes si facilement par le premier ou la première qui penserait du mal de moi et qui pourrait déceler ma vraie nature fragile…

S’ils avaient une idée de ce combat que j’ai mené pour arriver à ce résultat ce soir ! L’émission terminée, pour eux j’étais parfaite. Mais pour moi des tas de questions subsistent et je suis loin de sortir fière et grandie de tout cela. Et si je m’étais préparée plus en avance..?  J’aurais été encore mieux que l’image à ch.. que j’ai renvoyée ce soir! Et cette gaffe que j’ai faite en direct, les gens ont dû me prendre pour une demeurée même si mes collègues ont trouvé ça marrant..
Ce métier ou je suis censée prendre du plaisir devient un enfer .. Tout ça à cause de mes pensées destructrices et peut-être infondées.

Je sors de mon travail. Il me reste un peu de temps avant de regarder ma prestation qui sera rediffusée ce soir. J’appelle tout de suite mon petit copain pour me décharger de toute cette tension. Il ne répond pas. Des amis m’ont proposé d’aller manger avec eux en ville, mais je n’ai pas assez de forces pour être auprès d’eux et de nouveau faire semblant d’acquiescer quand on me dit que j’ai de la chance d’avoir un job aussi intéressant, faire semblant de m’intéresser à leur conversation, de lire un menu et manger sagement comme tout le monde.

Je culpabilise à l’idée d’avoir de telles pensées, je me sens tellement égoïste et différente. J’essaie de rappeler mon copain, il ne répond toujours pas.. J’aurais voulu son réconfort, afin de m’apaiser et diminuer cette boule au ventre. Je suis épuisée. Je sais que le mieux serait d’aller me reposer, mais je ne parviens pas a lâcher-prise…

Le sentiment  d’être abandonnée,  je décide d’aller au supermarché me réfugier une nouvelle fois chez mon amie fidèle, une montagne de nourriture, de réconfort salé, sucré. Je rentre. Je suis bien. Rien d’autre ne compte plus que ma fusion avec la nourriture à-présent. Tout a l’air plus facile, plus marrant. Mon copain me rappelle. Il veut me voir. Il est trop tard pour moi. Il n’avait qu’à me répondre avant quand j’avais besoin de lui.

Je me fais draguer encore sur la route du retour, cette fois je n’ai pas le coeur à prendre sur moi, je regarde de travers et je demande qu’on me foute la paix. Mon copain me rappelle. Je réponds finalement et lui donne rendez-vous dans 3h, lui prétextant que je suis allée manger avec des amis pour être tranquille un moment. Mon téléphone n’arrête pas de sonner, mais j’ai pas envie de parler, je m’en fiche, mes amis attendront.

Une fois ma crise finie, la culpabilité me gagne de nouveau, mais qu’importe, je dois à présent effacer toutes traces de crise, me faire de nouveau belle et imiter a nouveau la sérénité, le bonheur, la femme accomplie et consacrer le peu d’énergie qui me reste à partager du plaisir avec mon copain, respirer à travers lui après avoir manqué d’oxygène toute la journée.<

Gare à ses remarques, mes nerfs sont fragiles, mes émotions à fleur de peau et puis la colère pourrait me redonner envie de plonger dans mon frigo. Alors je décide de subtiliser mon envie de nourriture par la relation sexuelle. En plus j’en ai vraiment envie.

Mais lui est fatigué.
Quelle horreur de vivre un tel rejet, j’aurais envie de lui déverser ma haine, déjà que je ne me sens pas bien dans mon corps mais si lui refuse d’en prendre soin, s’il ne me désire pas, qui le fera ?? Qu’importe  je n’ai plus de forces pour me battre. Je subis en silence, j’intériorise ma peine et je rêve de revanche le jour où je ne serai plus dépendante de lui, de la nourriture.. Je rêve d’un déclic définitif, et que demain soit diffèrent.

Car maintenant que j’ai de nouveau échoué, le rêve est la seule chose qui me reste pour espérer un jour changer ma triste réalité. Espérer toucher plus que du doigt ce trésor qu’est la vie. Enfin considérer MA vie comme un jeu dans lequel je cesserai enfin de me mettre hors-jeu…« 

C’est tout ça la boulimie, et pas seulement le comportement alimentaire.

Catherine Hervais

Fin de l’article

Catherine Hervais

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