Depuis l’automne 2025, l’engagement discret de la psychologue Catherine Hervais auprès des pigeons de la place du Centre Pompidou a fait le tour des médias du monde, jusqu’à CNN et Reuters. À première vue, cela pourrait sembler loin de la boulimie. Pourtant, pour elle, c’est la même logique : ne pas détourner le regard de la souffrance, qu’elle soit humaine ou animale, et assumer sa part de responsabilité quand on a compris.
Cet entretien exclusif parle donc de pigeons, de “stringfoot” et de pollution, mais aussi de ce qui traverse tout son travail sur la boulimie.
Depuis plusieurs années, les habitants du quartier Beaubourg voient la même silhouette traverser calmement la place du Centre Pompidou, un petit sac de graines à la main. Elle s’arrête, observe longuement les pigeons, s’accroupit, en attrape un avec mille précautions, sort une paire de petits ciseaux et une pince. Quelques minutes plus tard, l’oiseau repart en boitant un peu, mais libéré de fils et de cheveux qui étranglaient ses doigts de pied.
Cette femme, c’est Catherine Hervais, psychologue clinicienne, ex-boulimique, spécialisée dans les troubles du comportement alimentaire depuis plus de 35 ans et initiatrice en France de la thérapie de groupe appliquée à la boulimie.
Elle est aussi cofondatrice et principale auteure du site Boulimie.fr, référence francophone sur les TCA, où elle défend une approche profondément humaniste. Pour elle, l’addiction alimentaire est avant tout un réflexe de survie face à un vide identitaire et affectif, et l’on en guérit en se “remplissant de soi”, pas en se battant contre la nourriture.
En novembre 2025, CNN lui a consacré un reportage, tout comme Reuters, qui la surnomme “la docteure des pigeons” et montre son rituel quotidien : attirer les oiseaux avec des graines, repérer ceux dont les pattes sont étranglées par des fils ou des cheveux, libérer délicatement leurs doigts à l’aide de ciseaux et de pinces.
Ces blessures, regroupées sous le nom de “stringfoot”, sont aujourd’hui bien documentées. Des études menées à Paris ont montré que la perte de doigts chez les pigeons est fortement liée à la pollution urbaine, aux déchets et à la densité de salons de coiffure, qui disséminent des cheveux sur les trottoirs.
Et la boulimie dans tout ça ? Dans cet entretien, Catherine Hervais nous y dévoile également son engagement contre les troubles du comportement alimentaire (TCA), notamment à travers ses groupes de paroles, qui offrent une aide préciseuse aux personnes boulimiques et leur permet de s’en sortir.
Boulimie.fr : Les médias internationaux viennent de vous filmer en train de soigner des pigeons place du Centre Pompidou. Comment vivez-vous cette soudaine médiatisation de quelque chose que vous faisiez, jusqu’ici, dans un relatif anonymat ?
Catherine Hervais : Je suis contente de mettre en avant l’existence des pigeons, qui ne sont pas respectés par les citadins. Moi-même, pendant longtemps, je n’ai pas fait attention à eux. Ils sont tellement discrets et silencieux qu’on finit par ne plus les voir.
Ce n’est que récemment que je me suis aperçue à quel point ils souffraient. Je ne supporte pas de voir souffrir, qu’il s’agisse d’humains ou d’animaux. Si la médiatisation permet de changer un peu le regard sur les pigeons, alors tant mieux. Si cela peut aussi rappeler que notre manière de vivre a des conséquences directes sur les êtres vivants autour de nous, c’est encore mieux.
B. : Justement, comment cette histoire d’amour – ou plutôt de responsabilité – envers les pigeons a-t-elle commencé ?
C. H. : Cela a commencé à la suite de la mort de l’homme qui s’occupait des pigeons sur la place du Centre Pompidou. Pendant des années, il leur donnait des graines et les soignait.
Quand il est décédé, il y a quatre ou cinq ans, j’ai vu que les pigeons l’attendaient. Ils continuaient à se regrouper à l’endroit où il venait. Alors j’ai décidé de prendre le relais.
Je suis très heureuse que l’on parle enfin du “stringfoot” et qu’on montre que ces oiseaux sont victimes de nos déchets, de nos fils, de nos cheveux. Ils ont très faim aussi et, malheureusement, je n’ai pas le droit de leur donner des graines en grande quantité, c’est interdit. Mais je peux les aider quand j’en vois qui boitent ou ne peuvent plus marcher, parce que les deux pattes sont attachées par un même fil.
J’y vais tous les jours, parce que c’est en bas de chez moi. Si je détournais le regard en sachant ce qu’ils vivent, je ne pourrais plus me sentir en accord avec moi-même. Beaucoup de pigeons boitent, ont des doigts manquants, parfois une patte entière atrophiée, parfois même les deux.
En me renseignant, j’ai découvert ce qu’on appelle le “stringfoot” : les fils, cheveux, morceaux de ficelle qui s’enroulent autour des doigts, se resserrent, coupent la circulation et finissent par faire tomber le doigt. Des recherches menées à Paris ont montré que la mutilation des doigts est directement liée à notre activité humaine, à la pollution et même au nombre de salons de coiffure dans un quartier.
À partir de là, je ne pouvais plus juste dire “pauvres pigeons”. Soit je me bouchais les yeux, soit j’acceptais que, puisque j’avais compris, j’avais une responsabilité. J’ai choisi la deuxième option.
Lire l’article de Reuters : ’No strings attached’: Meet Paris’ pigeon doctor
B. : Concrètement, que faites-vous quand vous arrivez sur la place ?
C. H. : J’arrive avec un petit sac de graines et mon “matériel de sauvetage” : des ciseaux fins, une petite pince, parfois un spray désinfectant. Je reste longtemps à simplement regarder. Je repère les oiseaux qui boitent, ceux dont les fils sont visibles, ceux qui restent couchés sur le ventre parce qu’ils ne peuvent plus prendre appui sur leurs doigts.
Je m’approche lentement. Ils sont habitués à ma présence. Je lance quelques graines quand j’en vois un boiter. Ils se jettent sur la nourriture et, à ce moment-là, il m’est plus facile d’attraper celui qui souffre.
Je le saisis doucement et je cache sa tête pour qu’il soit le moins possible effrayé. Ensuite je coupe, je déroule, je retire tout ce que je peux. Certains sont pris depuis des semaines : la peau est déjà très abîmée, la patte recroquevillée. D’autres, heureusement, je les attrape assez tôt, et je sais que j’évite un handicap lourd.
Puis je les relâche au sol et je relance quelques graines à celui que je viens de soigner pour qu’il mange tranquillement. Il y a toujours un petit moment émouvant où je vois l’oiseau picorer, marcher un peu mieux, sans être traumatisé. Je suis heureuse d’avoir pu l’aider à se libérer de ses fils.
B. : Vous êtes vous-même ex-boulimique. Votre engagement auprès des pigeons a-t-il aussi une dimension personnelle, comme une manière de prendre soin de la jeune femme que vous avez été ?
C. H. : Ah, peut-être ! Mais si c’est le cas, c’est très inconscient.
Il est vrai que lorsqu’on a souffert au point d’avoir recours à une addiction pour s’apaiser, on devient très sensible à la souffrance des autres. On sait ce que c’est que d’être en détresse, de ne pas être compris, de se débattre seul.
Soigner ces pigeons, c’est sans doute un besoin d’alléger un peu leur souffrance. Ce sont des animaux souvent considérés comme gênants : on dit qu’ils transmettent des maladies, qu’ils salissent. Moi je me lave les mains après, et à ce jour je n’ai rien attrapé.
Je trouve qu’ils méritent qu’on prenne soin d’eux, ou au minimum qu’on vienne à leur secours quand ils ne peuvent plus marcher. C’est une façon de dire : “Ta douleur compte”, même si tu es un pigeon, même si tu n’as pas de voix.
B. : Vous animez des groupes de parole pour personnes souffrant de TCA, notamment près de Beaubourg. Est-ce que vos patients parlent de votre engagement auprès des pigeons ?
C. H. : Oui, de plus en plus depuis les reportages.
Certains trouvent que ce que je fais, c’est très bien. D’autres me trouvent un peu “allumée”. Et en même temps, ça ne les dérange pas forcément, peut-être même au contraire. Ils savent très bien qu’eux aussi ont des côtés “un peu allumés”, qu’ils cachent souvent.
Le fait que ce que je fais dehors soit public permet parfois d’engager une réflexion sur la responsabilité : qu’est-ce que je fais, moi, quand je vois quelqu’un ou quelque chose souffrir ? Est-ce que je détourne le regard ? Est-ce que je peux faire un tout petit geste ?
Quand je vois quelqu’un souffrir, que ce soit un humain ou un animal, j’ai besoin de pouvoir faire quelque chose pour aider. Je ne fais pas tellement de différence entre les animaux et les humains. Je vois aujourd’hui les humains comme des animaux qui ont la parole. Ça ne leur donne pas une supériorité à mes yeux.
Et puis, plus je me rapproche des animaux, mieux je connais les humains. Je crois que c’est aussi ce que dit le psychiatre et écrivain Boris Cyrulnik.
Découvrir les groupes de thérapie de Catherine Hervais
B. : Une question sur la boulimie à présent. Sur le site, vous insistez sur l’idée qu’il ne s’agit pas de “vaincre la boulimie” mais de “se remplir de soi”. Comment expliquer cela à quelqu’un qui ne pense qu’en termes de “arrêter de manger” ?
C. H. : Quand on ne voit que les crises, on se dit : le problème, c’est la nourriture. Il suffirait de manger “normalement” et tout irait bien.
Mais en psychothérapie, on découvre que la nourriture n’est que la partie visible de l’iceberg. En dessous, il y a un immense vide, une angoisse de ne pas exister, de ne pas avoir de place dans le regard de l’autre.
“Se remplir de soi”, cela signifie apprendre à habiter sa propre vie, ses émotions, ses désirs, ses limites. Cela passe par une relation thérapeutique, par une relation aux autres plus vivante, par des groupes où l’on expérimente le fait d’être écouté sans être jugé, et par des changements concrets dans la manière de se parler à soi-même.
Les crises diminuent alors comme une conséquence, pas comme un objectif imposé de l’extérieur. C’est ce que je vois depuis des décennies : quand on se sent plus solide, plus vrai, plus relié, on a moins besoin de la boulimie pour survivre.
B. : Que diriez-vous à une personne boulimique qui lit cet entretien et se sent à la fois touchée et découragée : “C’est trop tard pour moi” ?
C. H. : Je lui dirais d’abord que ce n’est jamais “trop tard” pour regarder la vie autrement et être regardée autrement.
Beaucoup de personnes que j’ai accompagnées avaient des décennies de boulimie derrière elles. Elles pensaient avoir tout essayé. Et pourtant, en travaillant sur le vide intérieur, sur la relation aux autres, sur leurs émotions, elles ont pu se libérer totalement de leurs crises et acquérir une vraie liberté.
Je ne peux pas promettre à quelqu’un qu’il va “guérir vite” ou “guérir facilement”. Mais je peux témoigner qu’il est possible de ne plus être esclave de la nourriture, possible de se sentir enfin quelqu’un pour soi-même et parmi les autres.
Et si cet entretien touche une personne boulimique au point qu’elle se dise “j’ai envie d’en parler”, alors il aura déjà servi à quelque chose.

