L’empathie est devenue l’un de ces mots que l’on dégaine comme un remède universel : il suffirait d’être « empathique » pour guérir les malentendus, endiguer la violence symbolique, raccommoder les couples et rasséréner les bureaux. Pourtant, plus le terme circule, plus il se brouille. Beaucoup l’identifient à la seule intensité de leur sensibilité ; d’autres à une gentillesse automatique ; certains le confondent avec la politesse. Cette ambiguïté éclate dans l’histoire récente qu’un homme m’a confiée. Obèse depuis toujours, il reçoit un soir l’appel d’un ami d’enfance : « Fais attention ; ne mange pas autant, tu es obèse. » Ces quelques mots, jetés sans précaution, traversent le téléphone comme une gifle ; l’homme, bouleversé, rompt aussitôt une amitié vieille de trente ans. D’un côté, un ami persuadé de manifester sa sollicitude ; de l’autre, une blessure narcissique si fulgurante que tout le reste s’efface. Où se cache l’empathie dans cet échange ? L’un n’a pas prévu la violence du choc ; l’autre n’a pas interrogé l’intention qui se glissait derrière la maladresse. Ce fait divers, banal et poignant, éclaire notre époque : ressentir fort ne signifie pas forcément ressentir juste.
Le mot « empathie » vient du grec empatheia, littéralement « ressenti à l’intérieur ». Les psychologues d’aujourd’hui y reconnaissent trois mouvements entremêlés : la résonance émotionnelle immédiate, la compréhension réfléchie des états mentaux et l’élan compassionnel qui pousse à l’action. Le thérapeute Carl Rogers rappelait déjà dans les années 1960 que « nous pensons écouter, mais très rarement écoutons-nous avec une compréhension véritable, une empathie authentique »¹. Autrement dit, le cœur peut battre à l’unisson d’une plainte sans que l’esprit ne fasse le moindre effort pour saisir la logique de l’autre, et sans que la main ne se tende pour l’aider. L’empathie n’est donc pas un seul jaillissement ; c’est une bascule incessante entre participation et recul, une alternance de fusion et de distance.
La confusion s’épaissit lorsque survient l’hypersensibilité, cette finesse sensorielle que beaucoup revendiquent comme un haut degré d’empathie. Leur antenne intérieure capte les variations de ton, les silences, les frémissements de regard. Mais l’antenne demeure parfois obstinément braquée sur la station Moi-je. La moindre remarque devient une attaque, une querelle, un verdict. Ainsi, l’homme qui rompt tout contact a d’abord senti la honte et la colère ; son univers s’est refermé avant qu’il puisse imaginer, même une seconde, la possible inquiétude de l’ami. Plus on est réactif, plus il faut apprendre à tourner le projecteur hors de soi ; sans cela, l’hypersensibilité s’érige en prison plutôt qu’en ouverture.
Regards théoriques croisés : philosophie, psychanalyse et neurosciences
Depuis plus d’un siècle, la philosophie ausculte cette impasse : peut-on vraiment « se mettre à la place » d’autrui ? Dans sa thèse de 1917 sur le problème de l’Einfühlung, Edith Stein décrit l’empathie comme un acte originaire : j’accueille l’expérience étrangère, mais je ne la possède jamais². Husserl, son maître, parle d’« aperception analogique » : je ne vois pas la pensée de l’autre, je la suppose en observant son corps et ses gestes³. Max Scheler insiste sur la primauté du sentir : l’émotion se partage avant le concept⁴. Lévinas, plus tard, radicalise le propos : le visage d’autrui me déborde, il me somme avant toute compréhension ; l’éthique naît de cette assignation⁵. Toutes ces voix convergent : la transparence absolue est impossible ; l’empathie est un élan asymptotique, jamais une fusion.
La psychanalyse, de son côté, a longtemps manié l’empathie sans toujours la nommer. Freud évoque l’Einfühlung comme l’intuition préverbale qui guide l’analyste dans l’obscurité de l’inconscient⁶. Mélanie Klein montre que l’enfant, quand il sort de son angoisse paranoïde, reconnaît la mère comme sujet distinct ; c’est le premier pas vers l’empathie⁸. Heinz Kohutfranchit une étape décisive : « L’homme ne peut pas plus survivre psychiquement sans réponses empathiques qu’il ne peut survivre physiquement sans oxygène »⁷. Pour lui, l’empathie est l’outil clinique par excellence : écouter de l’intérieur, puis ressortir pour interpréter. Jacques Lacan, au contraire, se méfie de cette viscosité affective ; il redoute l’identification imaginaire et confie la cure à la rigueur symbolique du langage⁹. Loin de s’annuler, ces positions tissent un balancier : trop d’identification dissout la pensée ; trop de distance glacée brise le lien.
Au microscope, enfin, les neurosciences apportent une lumière inattendue. À Parme, dans les années 1990, Giacomo Rizzolatti observe que certains neurones du singe s’activent quand celui-ci saisit une cacahuète… et quand il voit un autre singe faire le même geste¹⁰. « Les neurones miroirs, dira-t-il, nous permettent de saisir l’esprit des autres non par raisonnement mais par simulation directe : en ressentant, non en pensant. » Ce mécanisme constitue l’assise biologique de la résonance émotionnelle. Il n’est ni automatique ni uniforme : son activité varie selon que l’autre appartient à notre groupe, selon notre niveau de stress ou l’intensité de notre solitude.
La plasticité cérébrale ouvre alors un espoir d’apprentissage. La neuroscientifique Tania Singer a dirigé un programme de neuf mois où l’on entraînait tour à tour l’attention, la compassion et la théorie de l’esprit. Après quelques semaines de méditation bienveillante, les participants voyaient s’intensifier l’activité de l’insula et du cortex cingulaire antérieur, deux nœuds de la « douleur partagée », tandis que leurs gestes d’entraide augmentaient¹¹. Les gènes – certaines variantes du récepteur à l’ocytocine, par exemple – posent donc un socle, mais l’expérience élargit ou atrophie le champ empathique.
Revenons alors au téléphone qui claque. Ce qui manque, dans l’instant précis où l’homme se sent humilié, c’est la charnière cognitive : cette seconde de respiration où l’on se demande : « Que voulait-il dire, au juste ? » Cette question n’aurait pas effacé la douleur, mais elle aurait ouvert un vestibule de dialogue : exprimer la peine, entendre la maladresse, reformuler le souci de santé en une phrase moins tranchante. L’ami, de son côté, aurait pu anticiper l’onde de choc, choisir un détour : évoquer la fatigue, proposer une marche, demander comment aider. Chacun n’a mobilisé qu’un tiers de son potentiel empathique ; l’un est resté prisonnier de la résonance brute, l’autre de sa bonne intention. La rupture est devenue la solution la plus rapide pour fuir la brûlure, mais elle a laissé deux solitudes au milieu du gué.
Les obstacles contemporains à l’empathie : stress, biais et hypersensibilité
Rien n’entrave autant l’empathie que l’emballement du stress. Lorsque le cerveau déclenche l’alarme, il concentre toute son énergie à sauver la peau ; il ferme la fenêtre qui s’ouvre sur l’autre. S’y ajoutent la culture du rendement, l’égocratie des réseaux sociaux, la tentation permanente de juger avant de comprendre. Les biais d’appartenance jouent leur partition : on compatit spontanément avec ceux qui nous ressemblent, on se durcit devant la différence. D’où l’importance des traversées : lire d’autres langues, écouter d’autres récits, fréquenter les zones d’inconfort. L’empathie mûrit lorsqu’elle franchit la frontière de la familiarité.
Pourtant, tous ne disposent pas du même réservoir. Certains troubles du neurodéveloppement altèrent la lecture des visages ; certaines personnalités psychopathiques conservent l’empathie cognitive mais perdent l’empathie émotionnelle. Néanmoins, même dans ces cas, l’environnement peut installer des stratégies : la pédagogie explicite des émotions, la scénarisation des échanges, la ritualisation de l’écoute.
Vers une pratique disciplinée : apprendre, ajuster, transformer la résonance en action
Au terme de ce parcours, l’empathie ressemble moins à un élan spontané qu’à une discipline du regard. Elle exige de sentir juste assez pour vibrer, de réfléchir assez pour ne pas se perdre, d’agir assez pour transformer la résonance en secours concret. Les philosophes insistent sur l’asymptote, les psychanalystes sur la dynamique transférentielle, les neuroscientifiques sur la plasticité ; tous se rejoignent : l’empathie n’est ni transparence magique ni luxe moral, mais l’art de ménager un espace où deux subjectivités se rencontrent sans se confondre.
Sous cette lumière nouvelle, la phrase brutale de l’ami change de couleur. Si le blessé accepte l’ombre d’un délai, il pourra dire : « Ta remarque me fait mal ; dis-moi plutôt ton inquiétude. » S’il reçoit, en retour, un aveu de maladresse et une demande de mode d’emploi, la honte devient matière à négociation ; l’amitié, loin de se briser, se renforce. Ce n’est pas l’émotivité brute qui sauve le lien, mais le va-et-vient empathique qui la décante.
Heinz Kohut voyait dans l’empathie l’oxygène de l’esprit ; Giacomo Rizzolatti confirme, au royaume des neurones, cette intuition ; Carl Rogers, enfin, rappelle la part d’effort : écouter véritablement relève d’une ascèse quotidienne. À les entendre ensemble, on comprend que le capital empathique est à la fois donné, fragile et perfectible. Nul ne peut s’en proclamer propriétaire définitif ; elle se mesure à chaque rencontre, à chaque phrase qui risquerait de blesser, à chaque silence qu’on choisit d’habiter. Lorsqu’on y parvient, même un instant, la parole maladroite devient l’orée d’une conversation plus vraie, et l’ami qu’on croyait perdu redevient un compagnon de route.
Notes