La vraie cause de la boulimie, un trouble de l’attachement?

Boris Cyrulnik. Boulimie, une trouble de l'attachement? En fouillant dans le net nous avons trouvé un article très intéressant de Boris Cyrulnik. Il avait été invité pour faire une conférence à l’Hôpital Marmottan, spécialisé dans les addictions. On lui a demandé comment il comprenait le problème de l’addiction à la drogue.

Cet article est un régal de créativité, d’humour, d’enseignement et en plus il est facile à lire. L’addiction vue sous l’angle d’un « trouble de l’attachement » permet de ne pas se poser la question de qui est « état-limite » « bi-polaire », « dépendant affectif, simplement névrosé, et de regarder les choses d’une manière plus simple : « les toxicos » ont un trouble de l’attachement, plus ou moins grave, plus ou moins archaïque. Au plus haut de l’échelle, certains « autismes », juste en dessous,  les « états-limite » et (plus proches des « normaux » peut-être, les dépendants affectifs.

Mais dans tous les cas, il faut apprendre à devenir soi, autonome, affirmé, sans rigidité pour ne plus avoir peur des autres et pouvoir communiquer avec eux.

Drogue et attachement

Par Boris CYRULNIK

Drogue et attachement: in les actes du colloque du XXXème anniversaire de Marmottan, Toxicomanie et devenir de l’humanité, sous la direction du Pr Claude Olievenstein © Odile Jacob, 2001.

Je remercie les organisateurs de m’avoir invité. Je suis très content. Vous avez bien fait de m’inviter parce que dans cette salle je suis le seul qui n’y connais rien.

Je vais donc, pendant 30 minutes, vous parler du seul éclairage qui probablement n’a jamais été fait, le rapport entre la toxicomanie et la bicyclette. J’espère que ça n’a jamais été fait…

Alors, si je commence par cet important problème, c’est pour dire que la technologie qui nous entoure participe à la représentation qu’on se fait soi-même, à la manière dont on se façonne soi-même ses propres sentiments. L’urbanisme joue certainement un rôle dans la manière dont on s’attache et la bicyclette a certainement joué un rôle dans la manière de s’aimer.

Lorsque, à la fin du XIXème siècle, la bicyclette est apparue, l’alcoolisation se faisait par foyer, l’homme et la femme buvaient ensemble et la plupart des événements se passaient dans les foyers, les enfants apprenaient à boire, il y avait des familles où on buvait, des familles où on ne buvait pas ou peu et dès l’instant où la bicyclette est apparue, les garçons sont partis courtiser dans les villages à côté et les foyers se sont désertés. Très rapidement en quelques années il y a eu des foyers où les couples âgés buvaient, tandis que les jeunes partaient faire la fête, mais en dehors de la famille. La manière d’être ensemble a complètement changé puisque les soirées, les veillées dans les familles se faisaient autour de la parole. La parole était un spectacle, on se réunissait pour écouter celui qui racontait de belles histoires, pour celle qui chantait de belles chansons, pour celui qui lançait des débats forcément métaphysiques et très peu politiques. Dès l’instant où cet objet technique, la bicyclette, est apparu les foyers sont devenus sinistres et la fête des jeunes générations se passait dehors. Déjà on voyait apparaître un début de séparation, un début de scission à l’intérieur même des familles.

Lorsque la loi sur la fabrication industrielle de l’alcool a été appliquée, en 1880 et lorsque la libéralisation des débits de boisson a été autorisée à la même date (comme par hasard), les débits de boissons sont devenus des lieux de parole. C’est là qu’on allait boire un verre et parler et non plus seulement dans les familles le soir à la veillée. C’est là qu’Emile Zola a pu lancer une nouvelle conception de la condition de la vie ouvrière. Celui qui savait lire achetait un livre et les autres, devant un verre ou deux, écoutaient comment Emile Zola donnait une certaine noblesse à la vie ouvrière, les ouvriers cessaient d’être des annexes de machine pour devenir, sous la parole d’Emile Zola, des hommes, adaptés à la machine. La servant et lui commandant, mais non plus des sous-machines. Donc toute une révolution de la conception de la condition ouvrière se mettait en place, se passait dans les cafés qui étaient devenus des lieux de parole et non plus dans les maisons qui étaient devenues des lieux déserts le soir.

La victoire de l’école laïque a augmenté aussi cette scission où désormais les enfants diplômés allaient travailler ailleurs et généralement dépassaient le niveau intellectuel, le niveau scolaire en tous cas, de leurs parents. Mais la parole n’était plus un spectacle ou plutôt la parole devenait un spectacle extra-familial. Aujourd’hui, pour des raisons économiques on ferme les débits de boisson, eh bien plus on fermera les débits de boisson plus on augmentera la consommation de Témesta® parce qu’il se fait un lieu de parole en moins. Le lieu de parole n’est plus dans la famille, n’est plus dans les débits de boisson donc à la place de ce lieu de parole vient le Témesta®, substitut de la parole.

On voit apparaître aussi des conduites à risque et c’est autour de cela que je vais organiser le reste de l’exposé, et non pas autour de la bicyclette, mais pour parler de ce que ces conduites à risque veulent dire ; ce sont des comportements sémantiques, ce sont des comportements qui veulent dire quelque chose.

Ces conduites à risque on les observe dans les loisirs, on les observe dans la délinquance, on les observe dans la sexualité et on les observe aussi dans la consommation de drogue. Voilà un peu l’idée que je vais essayer de soutenir.

Si on accepte d’aborder ce problème en terme de psychologie du développement, c’est-à-dire que voilà la culture dans laquelle les enfants auront à développer leur besoin d’aimer, leur besoin de s’attacher, ils vont avoir à s’attacher dans des familles où la parole est disqualifiée, dans un extérieur où au contraire la parole est qualifiée et où un trouble de l’identité se met en place puisqu’on ne leur dit plus qui ils sont, c’est à eux de découvrir qui ils sont, se mettant à l’épreuve par la preuve qu’ils vont se créer.

On voit apparaître, réapparaître un mécanisme de qualification, un mécanisme d’identification qui est la preuve par l’épreuve, que les Grecs appelaient l’ordalie. Cette ordalie a une fonction identificatoire : moi, adolescent, je ne sais pas ce que je vaux puisque je n’ai jamais été mis à l’épreuve, je ne sais pas non plus ce que je veux puisqu’autour de moi on m’a toujours dit ce qu’il fallait vouloir, donc je ne sais pas très bien qui je suis… Mais en me mettant à l’épreuve de l’eau, du feu, de l’élastique, du pont, de la drogue, de la prise de risque sexuel, non pas une sexualité codifiée par la culture, non pas un mariage arrangé par les parents et par les prêtres, mais le mariage d’amour qui est un acte révolutionnaire puisque choisissant mon partenaire j’échappe à la loi des pairs, j’échappe à lois des prêtres puisque ce sont ces deux personnes qui passent le contrat de s’aimer.

Le mariage d’amour est déjà un acte révolutionnaire mais j’ai à le découvrir puisque je ne sais pas très bien qui je suis, j’ai 16, 18, 20 ans et donc je vais me mettre à l’épreuve de l’ordalie pour savoir de quoi je suis capable et aussi pour me faire acquitter parce que je me sens en trop sur cette planète, je me sens en trop dans mon groupe humain, je me sens même en trop dans ma propre famille puisque, à cause de moi, l’épanouissement de mon père et de ma mère a été freiné par ma simple présence, je me sens en trop et pour me faire pardonner d’être en trop et d’avoir entravé le développement individuel de mes parents, eh bien j’ai à me faire acquitter de ma culpabilité, j’ai donc à me faire juger et ce jugement je vais me l’imposer par une conduite à risque. Tous ces jeunes qui se balancent par-dessus un pont avec un élastique racontent le stress qu’ils ont avant le saut et l’euphorie qu’ils ont après le saut, du moins quand on interroge les survivants… Ils sont très euphoriques et c’est vrai que après l’événement, la création culturelle, l’invention culturelle d’un événement qui fait objet saillant dans une vie d’eau tiède et j’emploie cette expression de vie d’eau tiède pour paraphraser Cyril Collard qui a écrit un livre qui pendant quelques années a marqué les adolescents et lui-même parlait de sa biographie à pages blanches. Or, dans cette biographie à pages blanches cet enfant soumis, bon élève, reçu brillamment à l’Ecole Centrale, biographie à pages blanches puisqu’il ne se passe rien dans sa vie, en devenant bon élève et en étant reçu à l’Ecole Centrale il réalise le désir de ses parents mais il ne sais pas qui il est. Et, dit Cyril Collard, je découvre qui je suis en transgressant, en me droguant, en ayant des actes sexuels sous les ponts de Paris avec des gens que je ne connais même pas, en prenant des risques sexuels, c’est-à-dire que je sais que j’ai le Sida, eh bien je vais faire l’amour de manière non protégée, c’est-à-dire que je vais faire l’amour comme une sorte de roulette russe. Et cette roulette russe sexuelle apporte un grand bénéfice individuel, c’est que tout d’un coup j’éprouve des sensations extraordinaires, je ne me lance pas par-dessus un pont mais voilà un acte qui n’est pas la routine sexuelle, qui n’est pas la sexualité routinière prescrite par les pères et par les prêtres, désormais c’est un événement majeur parce que la mort est au bout du sexe mais c’est la mort que je donne et c’est la mort que j’ai reçue (Cyril Collard est mort très rapidement).

Donc ces phénomènes, cette nécessité de créer une sensation d’événement pour découvrir qui je suis, c’est-à-dire pour participer à la construction de mon identité non seulement sur le plan émotionnel mais aussi sur le plan comportemental et aussi sur le plan d’identité narrative, désormais dès l’instant où j’échappe à l’Ecole Centrale, dit Cyril Collard, dès l’instant où je fais l’amour sachant que j’ai le Sida sans me protéger, dès l’instant où j’ai ce comportement à risque où j’impose mon risque aux les autres, j’éprouve une vie intense. Désormais ce n’est plus une biographie à page blanche, désormais j’ai des choses à dire, à raconter, voilà ce qui m’est arrivé hier soir et d’ailleurs il en a écrit un livre où il dit que sa vie a commencé ce jour-là.

Ce qui veut dire que, probablement, ces phénomènes de prise de risque sont des phénomènes d’adaptation ; mais il peut y avoir un effet bénéfique à l’adaptation, j’ai besoin, moi girafe, moi être humain, j’ai besoin d’avoir une tension qui monte de façon à m’adapter à la lutte contre la traction terrestre. Mais la maladie est aussi un phénomène d’adaptation : l’ostéoporose est une adaptation aux métiers de sédentarité… Donc je peux m’adapter aussi par la maladie ; si par bonheur je tombe maladie comme dit Erik Zorn, si par bonheur je tombe malade tout d’un coup mon cancer va créer un effet relationnel et je vais cesser d’être seul.

Donc, dès l’instant où je me drogue je deviens une vedette, je deviens une star ; j’ai une identité narrative qui se construit, je sais enfin qui je suis et j’arrête un peu de réaliser le désir des autres. J’éprouve des sentiments, ma vie commence, on me parle de mon cancer, de mon traitement, je deviens un héros, c’est-à-dire que à l’origine de moi, avant, je ne savais pas qui j’étais, page blanche, je ne savais pas qui j’étais. Et maintenant plein d’événements arrivent, j’ai le cancer, j’ai le Sida, je me drogue, je prends des risques, j’impose des risques et je vis intensément.

Il y a là probablement un phénomène d’adaptation au sens bénéfique et maléfique, il y a peut-être là un phénomène d’adaptation à une société trop bien organisée parce que c’est vrai qu’une stimulation à 100 % devient une adaptation excessive. Même sur le plan neurologique il n’y a pas de stimulation à 100 % (sauf pour la drogue), et quand il y a une stimulation à 100 % ça déclenche une sensation intense mais ça empêche les phénomènes d’évolution. 100 % c’est la stimulation parfaite, intense, ou zéro %, l’ennui, rien ne se passe.

Or il y a dans la clinique et dans notre vie quotidienne des situations qui permettent de comprendre comment ces productions de phénomènes exceptionnels créent des sensations qui ont pour fonction de remplir le vide de l’existence. Par exemple dans les quartiers de haute sécurité ou dans les expériences d’isolement sensoriel, on sait que le délire, la bouffée délirante, les gens se sentent mieux dès l’instant où ils ont une bouffée délirante.

A Toulon, Laborit a été un des premiers à faire des caissons d’isolement sensoriel et j’ai eu l’occasion d’y rentrer et c’est très impressionnant parce que le silence devient oppressant et on entend, par bonheur, on entend craquer ses vertèbres et battre son cœur, ce qui a un effet très sécurisant parce qu’on entend un peu de vie autour de soi. Or, très rapidement, les gens sont oppressés et quand apparaissent les hallucinations, quand apparaît une sorte de bouffée délirante les gens se sentent mieux, leur vie psychique est remplie avec des traces du passé, proches du rêve, de la fantasmagorie du rêve, des choses mal représentées, des images intenses, il se passe quelque chose, ils vivent grâce à la bouffée délirante… Malheureusement ces bouffées délirantes cessent dès qu’on ouvre le caisson et on voit la même choses chez les marins hauturiers : lorsqu’il y a un calme plat, rien ne bouge, les voiles ne fasseyent même pas, on est tout seul dans la haute mer, pas de stimulation, calme plat, pas de bruit. Eh bien très souvent ce vide est rempli par des hallucinations et ces hallucinations soulagent les gens parce que ces hallucinations leur parlent d’eux-mêmes…

J’ai une amie qui me raconte qu’en plein Atlantique, après 5 ou 6 jours de calme plat elle se sentait mal, très mal, oppressée, et puis tout d’un coup elle voit sa mère sous l’eau et elle entend sa mère lui dire : «  viens me rejoindre, plonge, viens me rejoindre… » Autant dire qu’elle avait des relations assez moyennes avec sa mère…

Dès l’instant où elle a eu enfin quelque chose à traiter dans son monde mental, elle a rempli son monde mental et elle a réévoqué, elle a commencé à faire son identité narrative, le récit de soi, et elle a commencé à se raconter toutes les difficultés qu’elle avait avec sa mère, sa vie, enfin, a repris ; enfin il y avait un combat à mener, enfin il y avait un débat. Malheureusement le vent s’est remis à souffler, il a fallu qu’elle winche, qu’elle tire sur les cordages… et malheureusement elle est redevenue saine.

Donc si on accepte de se poser le problème en terme de psychologie du développement, on se rend compte que les loisirs ont une fonction. On peut donner aux loisirs non pas simplement une fonction de distraction, de temps passé, ça peut être agréable mais on peut donner aux loisirs une fonction de création d’événements qui nous identifient.

Et c’est pour cela qu’il y a une théâtralité de la drogue. Il y a une mise en scène de la drogue et que cette théâtralité a cette fonction d’identification de soi. On a des rituels d’intégration dans un groupe pas tout à fait intégré, c’est bien d’être un peu opposant, c’est un des premiers mécanismes de construction de sa personnalité… et on voit par exemple comment ces enfants trop bien élevés peuvent s’inventer des tragédies, j’ai parlé d’Eric Zorn et de son cancer, j’ai parlé de Cyril Collard et de son Sida.

Récemment il y a un homme, très bien élevé par des médecins suisses, donc riche, bien pensant, qui élève très bien un enfant qui meurt d’ennui ; il fait de la musique il est moyen, il va à l’école il est moyen, il fait du sport il est moyen, une biographie d’eau tiède, jusqu’au jour où enfin il s’invente un passé merveilleux, il a été à Auschwitz… Et là commence le bonheur de Wilkomirsky… Enfin il s’est passé quelque chose dans sa vie, une belle tragédie… Je suis un héros parce que les héros sont toujours des vainqueurs de tragédie et enfin il y a un mythe fondateur à l’origine de sa personnalité. Enfin, voilà, j’ai eu quelque chose à vaincre, j’ai pu remporter une victoire, je vais raconter aux autres que j’ai été un enfant survivant d’Auschwitz et je vais pouvoir devenir quelqu’un…

Effectivement, tant que ce mensonge a pu séduire des gens il a été heureux jusqu’au jour où une journaliste a eu le tort de découvrir la vérité et de lui casser sa cabane… Le survivant n’érotise pas la mort, il érotise la victoire sur la mort c’est-à-dire qu’il faut la côtoyer, il faut flirter avec elle, je trouve que c’est une très belle expression, mais il faut la vaincre pour être survivant et à ce moment-là on a la merveilleuse culpabilité des survivants.

Et c’est volontairement que je parle de merveilleuse culpabilité  parce que dans notre culture dite judéo-chrétienne, on dit qu’il faut combattre la culpabilité qui ajoute un poison au poison, ce qui est vrai… Mais les musulmans eux aussi font de bonnes performances dans la culpabilité et je crois qu’il y a d’autres cultures qui savent aussi développer la culpabilité ; je crois que c’est bien parce que les pervers ne sont pas coupables, ils sont même étonnamment peu coupables :
« – Vous avez violé cette enfant…
– Oui mais elle a eu du plaisir…
– Mais enfin, elle avait 8 ans …
– Je lui ai fait découvrir l’amour… ».

On entend des raisonnements comme ceux-là, une étonnante absence d’empathie, une étonnante incapacité à se mettre dans le monde mental de l’autre alors que celui qui par bonheur éprouve un peu de culpabilité s’interdit de lui-même d’aller trop loin…

Je ne peux pas aller trop loin, sinon je vais la massacrer, donc je me l’interdis parce que le fait de la massacrer me massacrerait. Je m’interdis. La morale naît avec la culpabilité et les pervers sont étonnants d’absence de culpabilité  ; c’est pour cela d’ailleurs qu’ils ne consultent jamais sauf quand il y a des injonctions thérapeutiques où là encore ils continuent à nous inviter dans leur perversité.

Ce n’est pas loin du jeu. Caillois nous a parlé de ces notions de plaisir, d’érotisation du jeu, d’érotisation de la perte, alors il y a le jeu de hasard. Je cite Caillois. Effectivement dans le jeu de hasard ce qu’on érotise c’est le risque de perdre et dès l’instant où on a perdu on retrouve le plaisir des petites choses.

J’ai un patient qui me disait : « quand je vais au Casino, si par bonheur je perds, le matin quand je rentre chez moi vers 5 heures j’éprouve du plaisir à manger la soupe froide, à boire de l’eau fraîche, donc tout reprend goût pour moi… »

Ce n’était pas du tout l’avis de sa femme mais lui éprouvait enfin du plaisir dans sa vie… Il y a les jeux de compétition, alors là il y a les courses de taureau, les voitures, les Golf rouges… On sait très bien que le maximum de prise de risque, d’érotisation de prise de risque dans le jeu de compétition, c’est le jeune homme de 25 ans, qui sort d’une boîte de nuit le samedi à 5 heures du matin avec une Golf rouge. C’est-à-dire que là il a tous les facteurs de risque accumulés…

Il y a les jeux de simulacre, chercher la bagarre, jouer à celui qui serait qui, jouer à celui qui serait un survivant d’Auschwitz…Ce jeu de simulacre, on l’a tous fait, parce que ces jeux de faire semblant sont très importants et en éthologie humaine on sait que un enfant qui à 8-10 mois ne joue pas à faire semblant est un enfant qui a de forts risques  de ne pas apprendre à parler. Donc jouer à faire semblant, c’est déjà les petites comédies, jouer à faire semblant de pleurer c’est déjà agir sur le monde mental de la figure d’attachement, donc c’est déjà créer de l’intersubjectivité ; les jeux de simulacre sont donc tout à fait importants…

Et puis il y a les jeux de vertige, très proches effectivement de l’érotisation de la mort : je côtoie le vide, j’ai le vertige, je suis très prêt de la mort, j’éprouve une angoisse très proche du plaisir sexuel. Donc ce sont des événements majeurs qui organisent un peu le développement de notre personnalité et ça explique pourquoi Cyril Collard ou des groupes sociaux, des groupes socioculturels à risques ont plus de Chlamydiae par exemple ou plus de Sida que d’autres groupes sociaux puisqu’on peut faire une géographie de la Chlamydiae… Il y a des quartiers où il y a plus de MST que d’autres et ce sont des quartiers où assez curieusement on ne se protège pas alors qu’on sait comment il faut se protéger.

Et ce n’est pas l’augmentation d’information qui améliore la protection, puisque ce n’est pas en expliquant plus et surtout pas en moralisant qu’on va améliorer la protection puisqu’au contraire c’est la roulette russe sexuelle, qui prend cette fonction d’érotisation du risque, c’est-à-dire du risque de perdre.

Il y a des quartiers où 80 % des jeunes ont une Chlamydiae ; donc ils le savent… ils savent ce qu’il faut faire pour ne pas l’avoir.

Question dans la salle : de quel quartier s’agit-il ? c’est à Toulon, dans la cité Berthe ; alors qu’aux Mourillons il n’y en a pas…

Voilà… réponse très claire…

C’est un jeu, mais c’est un jeu qui côtoie le risque, qui n’est pas toujours gagnant …

Pour les drogues l’idée que je vous propose c’est que la sémiologie psychiatrique n’a pas de pertinence pour expliquer la consommation de drogue. En revanche il y a un autre éclairage aujourd’hui qui est celui des troubles de l’attachement ; j’ai dit troubles, je n’ai pas dit maladie, je n’ai pas dit pathologie des troubles de l’attachement.

Et là on a un peu des repère comportementaux et verbaux qui nous permettent de dire comment se met en place un attachement. Et on voit que très tôt, dans les petites années, on a parlé tout à l’heure, je crois que c’est Monsieur Roques qui a parlé de l’importance des expériences précoces. On peut totalement le confirmer parce qu’il y a des méthodes d’observation qui nous permettent de rendre observable et manipulables presque expérimentalement.

Et on sait que sur une population standard, quelle que soit la culture avant la mise en place de la parole tous nos enfants manifestent déjà des petits styles préférentiels, des petites manières de s’attacher, qui révèlent un peu comment plus tard lorsqu’il parleront ils établiront leurs liens et 65 %, [là je cite Mary Ainsworth , beaucoup d’autres éthologues ont refait ces manipulations avec bien sûr des désaccords mais schématiquement c’est la même chose], c’est que 65 % de tous nos enfants, quelle que soit la culture, manifestent un attachement sécure. Je crois qu’il faut faire un anglicisme parce que attachement sécurisant n’est pas la bonne traduction de « sécure ». Attachement sécurisant, on sait très bien que les enfants élevés en carence affective sont terrorisés par l’attachement dont ils ont un besoin majeur…

Quand on va avec des ONG travailler avec des enfants abandonnés, ils surinvestissent tellement l’attachement que ça les angoisse et que ce qui les sécurise c’est l’auto-agression ; ils se mordent, ils se tapent la tête par terre, ça ils connaissent, ça c’est familier, ils vont mieux dès qu’ils se mutilent.

En fait ils sont difficiles à aimer parce que pour eux l’attachement c’est quelque chose de terrorisant ; donc si on se précipite sur eux pour les embrasser comme on fait, pour les toiletter comme on doit le faire on les angoisse terriblement et s’ils ne s’auto-agressent pas on voit ces enfants se laisser couler volontairement dans la baignoire parce que pour eux c’est un lien qu’ils désirent tellement que le désir provoque l’angoisse à cause de l’intensité émotionnelle qu’ils n’ont pas appris à maîtriser avant puisque leur situation familiale et surtout leur situation socio-culturelle les a isolés. Isolement affectif, isolement culturel, isolement sensoriel.

Cet isolement là ne leur a pas permis d’apprendre à aimer et quand nous, Occidentaux bien intentionnés, arrivons sur ces enfants, nous jetons sur ces enfants en les aimant, nous les angoissons mais si on ne se jette pas sur eux on les abandonne.

Il y a un fil du rasoir à jouer. Pour tous ceux qui ont eu un attachement sécure, lorsqu’ils sont suivis pendant des décennies comme on le fait maintenant dans les études longitudinales d’éthologie, on voit qu’il y a très peu de prises de risques dans la population à attachement sécure. En revanche 40 % des enfants (cela fait plus de 100 % mais c’est volontaire), 40 % des enfants ont des attachements insécures c’est-à-dire qu’ils ont des attachements ambivalents, évitants ou confus, on en reparlera tout à l’heure si vous le souhaitez.

Pratiquement tous les comportements de prises de risque se sont retrouvés dans cette population-là. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu consommation de drogue dans les attachements sécures mais il y avait des faux attachements sécures, comme par exemple les enfants trop sages… Ils étaient trop sages parce qu’ils démarraient un processus phobique et qui n’étaient rassurés que par la présence familière.

Donc, nous, adultes, on était contents et en fait ils n’avaient pas leur comportement exploratoire ; au contraire il y avait des relations d’emprise, une mère ou un père trop désireux d’aimer leur enfant d’une manière parfaite ils créaient une prison affective et empêchaient l’autonomie de l’enfant.

Donc dans un premier temps on avait une apparence d’attachement sécure, les enfants étaient anormalement normaux, et le tout s’effondrait à l’adolescence, au moment de l’autonomie nécessaire parce que ça les angoissait beaucoup trop.

La mise en place de ce mode d’apprentissage de l’attachement sécure obligeait les enfants à ne pas mettre en place un facteur de protection. Si autour d’eux quelque chose était cassé, dans leur famille ou dans leur culture, ce facteur de protection n’était pas mis en place et, à ce moment-là, l’immédiateté apportée par la drogue, l’intensité, la capture sensorielle apportée par le comportement de prise de risque a une fonction sécurisante. Parce que ça empêche de penser… !

Dès l’instant où quelque chose est intense sensoriellement, comportementalement dans la représentation, c’est merveilleux, je n’ai plus d’angoisse, je vis, je suis capturé par l’immédiat, je ne pense pas, je n’ai plus à me représenter le passé ou l’avenir, je n’ai plus d’angoisses parce que je suis prisonnier du présent.

Et la drogue, l’intensité émotionnelle, la drogue en tant que facteur de prise de risque assure probablement cette fonction tranquillisante de prison du présent, de remplissage du vide.

Mais lorsque des enfants se développent dans une prison affective, l’excès de stimulation crée une absence d’événement ; il y a toujours du même, du même, du même… le matin tu vas à l’école, ensuite tu vas à la musique, tu vas au cheval, tu vas au tennis, il y a toujours du même, du même, il n’y a pas d’événement, donc ça crée aussi le manque… la privation de stress crée aussi une sensation de vide que certains jeunes ont envie de remplacer par la création d’un événement intense, qui va les sécuriser et les identifier…

Donc voilà un peu l’idée que je voulais vous proposer à partir de la bicyclette et de l’éthologie. Finalement, ces pathologies de l’intensité et de la prise de risque sont un repère, un nouveau type de tissage de liens dans nos cultures. On a l’impression que le lien léger, le lien distant, devient une valeur de notre culture et que, à ce moment-là, le bénéfice du lien léger, c’est que les personnalités se développent mieux et plus longtemps… Le maléfice du lien léger, c’est qu’il invite un petit peu à dissoudre les liens et leur fonction sécurisante.

Toxicomanie et devenir de l’humanité, sous la direction du Pr Claude Olievenstein © Odile Jacob, 2001

Jean-Pierre B.

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