Auteure de l'article : Catherine Hervais,
psychologue spécialisée dans l'addiction alimentaire
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Pendant longtemps, les médecins ont pensé que la boulimie vient d'une mauvaise hygiène alimentaire. De ce fait ils prescrivaient des régimes ou bien ils proposaient un séjour hospitalier avec des repas normaux pour guérir les gens de leur dysfonctionnement alimentaire. Et puis finalement aujourd'hui on reconnait de plus en plus que le problème ne peut pas s'expliquer ni se résoudre par une approche comportementale et qu'il est beaucoup plus mental qu'il n'y parait.
Alors, au début, on a regardé du côté des parents. Lorsque j'étais boulimique, j'ai moi-même pensé que c'était de la faute de ma mère. Je ne l'ai pas écrit explicitement dans les Toxicos de la bouffe en 1990 parce que ma mère était encore vivante et que je ne voulais pas la blesser.
C'est d'ailleurs la thèse qui était développée à l'époque quand on souffrait d'un problème mental. Ainsi les psychiatres ont-ils, en un temps, fait beaucoup fait souffrir les parents de ces personnes en leur attribuant la cause de la maladie mentale de leur enfant (cf. pour illustration le film sur la schizophrénie « Family Life » de Ken Loach fait en 1971).
Après avoir passé quasiment toute ma vie professionnelle auprès des personnes souffrant de boulimie, et après avoir rencontré beaucoup de leurs parents, je dirai même que j'ai souvent trouvé les parents très chaleureux et très accompagnants. De nombreuses personnes boulimiques disent d'ailleurs n'avoir jamais souffert à cause de leurs parents et avoir eu une enfance très heureuse. Certes, le rapport avec les parents fera que la personne sera plus ou moins douce ou violente dans sa relation ultérieure aux autres, selon que les parents auront été très attentifs à l'enfant, ou pas. Mais en aucun cas, au vu de mon expérience clinique, je n'imputerais aujourd'hui la cause de la boulimie à une mauvaise gestion de la relation parent-enfant. Ce qui me parait évident aujourd'hui c'est qu'on est plutôt face aux conséquences d'un problème d'hypersensibilité au tout premier âge de la vie.
Pour illustrer mon propos, j'ai demandé à Emilie Oprescu, ma dessinatrice de BD préférée, de nous faire une petite BD et d'imaginer une maman avec deux jumeaux, un garçon et une fille que nous allons appeler Léo et Léa. Léo deviendra une personne très équilibrée. Léa réussira sa vie professionnelle mais pas sa vie personnelle. Pourtant l'un et l'autre ont eu la même mère et le même contexte familial dans l'enfance.
Nous le savons maintenant, la boulimie est une addiction, et une addiction sévère. Bien qu'elle soit plus discrète que l'alcoolisme ou que la toxicomanie, elle fait quasiment autant de dégâts, dans la mesure où elle emprisonne complètement la personne qui en souffre. Ses pensées ne lui appartiennent plus et son corps non plus.
Pendant longtemps les spécialistes ne s'y sont pas intéressés parce que de l'extérieur les gens paraissaient heureux et épanouis. Bien sûr on rencontre aussi souvent des personnes qui n'ont plus de vie sociale, qui s'enferment chez elles, qui ne parviennent pas à travailler, ne répondent plus au téléphone. Mais on doit reconnaître que la plupart des personnes qui souffrent de cette addiction réussissent apparemment leur vie dans à peu près tous les domaines. Vie sociale brillante, vie personnelle apparemment comblée...
Pourquoi la boulimie alors, puisque tout va bien? Pourquoi une telle incapacité à profiter de la vie? D'où vient que l'on pense tout le temps à la nourriture et que l'on se jette sur elle aussi souvent, alors que l'on n'a même pas faim?
La psy lui demande si elle ressent cela pour cette personne depuis le début du groupe. Elle dit que oui.
Certaines personnes font un lien avec leur enfance et disent qu'aussi loin qu'elles s'en souviennent elles n'ont pas aimé leur vie ; une mère trop angoissée, un père absent ou trop autoritaire, un quotidien dans lequel elles n'ont jamais trouvé d'intérêt et dans lequel elles se sont senties dans une lutte permanente.
Mais un grand nombre d'autres personnes disent avoir eu une enfance très heureuse, des parents très tendres et très accompagnants et une vraie joie de vivre jusqu'à l'adolescence. Parmi eux nombreux sont ceux qui ont eu d'excellents résultats scolaires.
Cette dernière catégorie de personnes pose problème. Comment peut-on à la fois avoir eu une enfance heureuse, de bonnes notes à l'école, une vie professionnelle réussie et en même temps être aussi incompétent pour sa vie personnelle et ne penser qu'à une chose: se mettre dans un coin et manger jusqu'à en avoir le ventre qui éclate?
La première partie de la réponse à cette question nous vient de Freud. Nous avons un inconscient et tout ce que nous nous interdisons de vivre pour éviter de nous sentir coupables, nous le vivons en secret, d'une manière masquée. Ainsi les maux corporels ou les troubles du comportement ne sont pas toujours des maladies, mais bien souvent un langage qui exprime par la symbolique du corps ou par des actes ce que nous ne nous autorisons pas à vivre. Aussi absurdes soient-ils en apparence, ces actes ont un sens et une fonction pour le mental.
En revanche, la thèse de Freud n'est pas totalement satisfaisante pour expliquer comment certaines personnes ne peuvent pas vivre sans une addiction. Freud renvoyait tout à la sexualité1. La construction d'une identité autonome à la suite de la résolution du complexe d'Œdipe était selon lui le fondement de la vie psychique humaine. Mais j'ai toujours pensé2 au vu de ma propre histoire et de mon parcours psychanalytique (j'ai moi-même été boulimique avant de faire des études de psychologie), et je continue à penser –après 35 ans de travail avec des personnes boulimiques– que la problématique des personnes boulimiques anorexiques n'est pas en lien avec la sexualité et n'a rien à voir avec la problématique de la majorité des gens sur laquelle Freud a posé le nom de « névrose ».
En fait dès la naissance nous avons déjà des différences psychophysiologiques. Sans parler des évidences écologiques qui font que certains peuples sont économiquement plus gâtés que d'autres, sans parler de l'accompagnement maternel qui peut être de très bonne qualité ou pas, nous avons un bagage génétique qui varie énormément d'un enfant à l'autre. Ainsi, dès la naissance, un enfant en apparence bien portant, peut avoir des spécificités physiologiques qui le destinent à devenir quelqu'un d'hypersensible.
L'hypersensibilité du début de la vie n'est pas en soi une pathologie. Elle peut être à l'origine d'une créativité et de talents extraordinaires que l'enfant pourra manifester dès son plus jeune âge. Mais elle peut aussi être cause de souffrance face aux frustrations qui seront vécues parfois comme de grands traumatismes.
Un bébé qui a une sensibilité ajustée et un bébé qui est hypersensible ne vont pas avoir la même réaction face à un biberon dont la tétine laisse couler le lait trop vite, ou au contraire, ne laisse pas couler assez de lait. Ces deux bébés ne réagiront pas non plus de la même façon lorsque Maman les laisse à quelqu'un d'autre le temps de faire ses courses et d'aller travailler. De même, lorsqu'elle n'est pas très disponible (quand on est inconfortable et qu'on pleure et que maman laisse pleurer trop longtemps)...
L'interaction avec l'environnement peut faire de l'hypersensibilité une souffrance qui amènera l'individu à se construire un ensemble de protections psychologiques ne lui permettant pas, à l'âge adulte, de se blinder suffisamment pour affronter un monde perçu par lui comme excessivement violent.
Du fait que la plupart des individus hypersensibles ont souvent développé une intelligence au-dessus de la moyenne, ils s'en sortent souvent très bien dans leur travail. Par contre leurs relations inter personnelles deviennent très difficiles dès qu'on touche au domaine de l'intimité. (La personne peut se sentir très vite agressée et être tentée de fuir ou de devenir violente, alors que personne ne lui veut du mal).
En fait tout se passe comme si depuis qu'elle est tout bébé la personne hypersensible ne pouvait se sentir en sécurité que dans les bras de sa mère. Si elle n'a pas une mère sécurisante, elle ne se sentira pas en sécurité et fera une dépression dès le tout jeune âge. La dépression du nourrisson au tout début de la vie (bien avant le huitième mois) ça existe. Je me souviens avoir lu quand j'étais étudiante un ouvrage écrit par des psychanalystes pédiatres (Kressler, Fain et Soulé) où ils évoquaient déjà les symptômes d'un nourrisson déprimé: humeur dépressive ou irritable, des geignements ou pleurs excessifs, peu d'interactions avec la personne nourricière, peu d'initiatives, des troubles du sommeil et même déjà des troubles de l'alimentation avec une cassure dans la courbe de poids ou une absence de prise de poids sur plus de deux semaines.
Mais, pour en revenir aux personnes qui disent avoir eu une enfance heureuse et n'avoir souffert de rien avant l'adolescence, il se peut qu'eux-mêmes n'aient pas souffert de dépression, mais que leur hypersensibilité les amène à ne pas pouvoir se sentir bien loin de Maman. Ainsi tant que Maman est là tout va bien. Si Maman est très douce, très présente et très joyeuse jusqu'à leur adolescence, la vie reste belle. On fait tout pour plaire à Maman et du coup tout va bien. Par contre au moment de l'adolescence où la présence de Maman ne suffit plus, ne procure plus une sécurité suffisante, ces personnes qui ont été très heureuses jusqu'à l'adolescence se sentent tout à coup terriblement fragiles, au point d'avoir besoin de calmer leurs peurs avec une addiction à la nourriture, parfois à l'alcool ou à la drogue et quelquefois aux trois. Voilà comment une personne qui a une enfance heureuse peut se trouver à l'adolescence aussi perdue qu'une personne qui a souffert pendant toute son enfance.
omprendre l'origine de la boulimie est très important et évite de faire des erreurs thérapeutiques au moment de la prise en charge. En effet si le fond du problème est un manque d'autonomie affective due à une hypersensibilité du premier âge, il est évident que faire un passage en clinique avec des repas contrôlés n'apportera pas de solution réparatrice. Sauf en cas de dépression où la médecine peut aider à reprendre des forces. Mais il ne faut pas compter, au sortir de la clinique, être guéri de son addiction alimentaire. Par contre faire une psychothérapie de type existentiel qui travaille sur la manière dont la personne s'arrange pour éviter le contact avec l'autre ou pour vampiriser l'autre (en faire une maman idéale de substitution) permet d'acquérir des ressources qui n'ont pas été acquises plus tôt (à cause de l'hypersensibilité de la personne).
Merci à Émilie d'avoir si bien montré en quelques dessins d'où vient vraiment la boulimie et vraisemblablement toute addiction sévère qui résiste au sevrage.
¹ Ce que Freud appelait la sexualité était une pulsion de vie, la recherche du plaisir au sens large
² Lorsque j'ai été interviewée par Bernard Pivot à l'occasion de la sortie de mon premier livre, « Les Toxicos de la Bouffe », face à la psychanalyste qui se trouvait sur le plateau et qui disait que c'était sûrement sexuel, je disais que dans mon expérience clinique ça n'était pas sexuel mais plus un réflexe de survie.
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Commentaires
J'essuie régulièrement des réflexions de proches "mais tu étais trop fusionnelle avec ta fille" (mais pas son aînée de 2 ans? je les ai élevées ensemble).